Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/206

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

XXXV


Charles Delmare, depuis quelques heures de retour chez lui, pâle, défait, le regard fixe, les yeux secs, ardents, mais rougis par des larmes récentes, est assis, à demi ployé sur lui-même, dans un fauteuil, au dossier duquel la vieille Geneviève, debout et pleurant, appuie son front vénérable.

Le morne silence qui règne dans ce salon, faiblement éclairé par une lampe à abat-jour, est troublé par le bruit du timbre de l’horloge rustique de la cuisine. Minuit sonne.

— Minuit ! — dit la nourrice essuyant ses pleurs. — Il faut te coucher, mon Charles, tâcher de dormir… tu as tant besoin de repos ! Bonté divine ! quelle journée !

Puis Geneviève, se reprenant à pleurer, ajouta :

— Ah ! oui, quelle journée terrible !… Et toi qui disais hier, ne croyant pas, hélas ! si bien dire : « Il faut toujours se défier d’être trop heureux, parce que, bien souvent, c’est signe que l’on est menacé de quelque malheur… » Miséricorde ! il n’a pas tardé d’arriver, ce malheur ; tu m’as tout dit en rentrant ici… et j’en ai encore la chair de poule… Ton secret au pouvoir de ce…

Un sanglot de douleur et de rage coupa la parole de Geneviève.

— Lui… oser te menacer de… de…

Un nouveau sanglot étouffa la voix de la pauvre nourrice ; puis, peu à peu, à l’expression de cette douleur déchirante succède un tel paroxysme de fureur, de haine, que les traits ordinairement si débonnaires de Geneviève deviennent presque effrayants. Elle se recueille, ses larmes se tarissent, ses yeux lancent un éclair ; elle se redresse, et, laissant lentement tomber sa main osseuse sur l’épaule de Charles Delmare, toujours assis, brisé dans son fauteuil :

— Dis donc, fieu ?

— Quoi, nourrice ? — demanda Charles Delmare, surpris de l’étrange accent de Geneviève et se retournant machinalement sur son siège pour la regarder. — Qu’as-tu donc ? — reprit-il sou-