Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/277

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il, le beau monde de Paris. Comment vous peindre l’impression que m’a causée l’aspect de cette immense avenue, sillonnée de voitures brillantes, où se tenaient, paresseusement bercées, des femmes charmantes, vêtues avec un goût, une élégance dont je n’avais pas même l’idée ; des jeunes gens, montés sur de magnifiques chevaux de race (je suis un peu connaisseur), se penchaient aux portières de ces voitures, causant et riant familièrement avec ces jolies dames, à demi-étendues sur les coussins de leur calèche. Cette atmosphère d’élégance, de luxe, de richesse, dont j’étais entouré, m’enivrait ; mais…

— Ne craignez pas d’être sincère, Maurice ; dites-moi tout…

— Hélas ! l’ivresse que je ressentais était remplie de fiel, de jalouse amertume. J’enviais ces jeunes gens, leur bonne grâce, les paroles que leur adressaient ces belles dames ; je me sentais isolé, perdu au milieu de ces heureux du jour, moi, pauvre provincial, marchant dans la poussière des allées, vêtu ridiculement ; que vous dirai-je ? vous allez sourire de pitié : j’avais envie de pleurer. En vain, pour me consoler, pour me réconforter, je faisais appel au souvenir de ces années paisibles, riantes, où s’était écoulée jusqu’alors ma vie ; ces souvenirs m’apparaissaient mornes, glacés, décolorés, par l’éblouissante comparaison de ce que je voyais ; je pressentais que l’envie des jouissances auxquelles je ne pouvais prétendre me rendrait le séjour de Paris insupportable. Enfin, que vous dirai-je ? j’oubliais complétement ma mère, ma fiancée, à qui je donnais le bras. Un seul fait, aussi puéril qu’absurde, vous montrera l’aberration d’esprit et de cœur où me jetait la folle envie dont j’étais dévoré. Nous revenions à notre hôtel en suivant les boulevards ; je vis s’arrêter à la porte d’un restaurant, sans doute en renom, une calèche attelée de quatre superbes chevaux ; deux jeunes gens et deux très-jolies femmes descendirent gaiement de ce fringant équipage ; ils entrèrent dans ce café pour y dîner sans doute. Eh bien ! ceux-là aussi, je les enviais avec un redoublement d’amertume ; je me figurais ce joyeux repas, animé par les saillies des convives, par leur désir de plaire à leurs belles compagnes ; aussi, dans mon injuste et méchante humeur, je prenais en pitié le modeste repas de famille où j’allais assister avec ma Jeane et ma bonne mère. En vain celle-ci, me voyant soucieux, me demandait la cause de mon souci ; je ne répondais pas et je me disais : « Maudit soit le jour où j’ai quitté nos montagnes ! j’y vivais heureux, à l’abri de l’envie, parce que je n’avais rien à envier… Mais, ici, entouré de tentations et forcé d’y résister, ma vie deviendra un enfer ! »