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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/36

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parut non moins impressionner Charles Delmare, qui cependant connaissait aussi dès longtemps le caractère de l’impétueux jeune homme.

— Bonjour, cher voisin, — dit M. Dumirail, tendant cordialement la main à Charles Delmare ; — nous vous attendions, et, si vous le voulez, nous allons rentrer au logis, car la pluie ne va pas tarder de tomber.

— Je suis à vos ordres et à ceux de madame Dumirail, — répondit Delmare.

Et, s’adressant à sa fille d’une voix contenue, quoique familièrement affectueuse :

— Eh bien ! mademoiselle Jeane, la fenaison a été rude, ce me semble… et vos forces ont, hélas ! trahi votre brillant courage…

— Ah ! monsieur Charles, — répondit gaiement la jeune fille en désignant Maurice du regard, — ce roi du râteau, ce héros de la fourche, nous donnait vaillamment l’exemple à tous !… Mais je ne le suivais que de bien loin… Donc à lui l’honneur, la gloire de la journée.

Puis, riant, Jeane ajouta :

— Aussi a-t-il héroïquement gagné la couronne dont est orné son front victorieux !

Cette allusion aux nombreux brins d’herbe fleurie entremêlés à l’épaisse et brune chevelure de Maurice durant le déchargement des chars, excita son hilarité ; il dégagea des boucles rebelles de ses cheveux les tiges vertes et les fleurs, les entrelaça en manière de petite couronne, et, l’offrant à Jeane avec un sérieux comique, il ajouta, en mettant un genou en terre :

— Ô noble princesse des bluets… duchesse des primevères… églantines, perce-neiges et autres domaines printaniers… moi… roi des vertes prairies… autocrate des sainfoins, etc., etc., je t’offre de partager ma couronne de trèfle incarnat… et mon trône de luzerne rose…

En prononçant ces derniers mots : « Je t’offre de partager mon trône, » Maurice rougit tout à coup ; son accent, d’abord franchement joyeux, devint embarrassé… Une réflexion soudaine changeait évidemment le cours de sa pensée première, et à une intention d’abord plaisante succédait en lui un sentiment sérieux et tendre ; aussi Maurice, baissant les yeux, se hâta-t-il d’achever la plaisanterie, et, se relevant, d’agenouillé qu’il était, il balbutia, en s’efforçant de sourire :

— Je t’offre ma couronne… parce que personne… plus que toi, Jeane, n’est digne de régner sur mon rustique royaume !