Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/362

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ce défaut-là surtout, je l’aurais cultivé avec amour et développé avec reconnaissance !

— Vous, le mari de doña Juana ?

— Son mari, mais, plus encore, son amant, son confident le plus intime. Aussi, que de folles et railleuses confidences échangées entre elle et moi au sujet de cette foule de marionnettes vivantes qu’aurait fait grimacer ou sourire le fil invisible de sa coquetterie ! Un mot, une œillade de doña Juana, un léger serrement de sa main, une fleur détachée de son bouquet, et voilà des hommes épanouis, rayonnants, transportés, superbes et surtout contents d’eux-mêmes, et sûrs d’avoir touché le cœur de doña Juana ; mais soudain son insolent sourcil s’est froncé, l’ironie a plissé sa lèvre moqueuse ; ou bien, à d’autres, elle a audacieusement prodigué mines engageantes, câlineries amoureuses, regards séducteurs, et voilà mes enivrés de la veille, les désespérés, les furieux du lendemain ; le regret, le dépit, la jalousie, la rage, la haine impuissante les mord secrètement ; leur âme est noyée de fiel ; ils dévorent leurs larmes par orgueil, et poursuivent de leurs malédictions étouffées la terrible et souriante doña Juana, qui venge ainsi sur l’homme la pauvre Jeane du Morillon !

— Oh ! Albert, taisez-vous, démon tentateur, taisez-vous !… — murmura la jeune fille, l’œil brillant, la joue en feu et de qui tous les instincts pervers semblaient se formuler et grandir à la voix de San-Privato.

Il poursuivit :

— Et les femmes… ne fallait-il pas aussi que la pauvre Jeane du Morillon fût vengée de madame de Hansfeld par doña Juana sur les autres filles d’Ève ? Voyez-la… elle paraît dans un salon ; toutes les femmes la suivent d’un regard d’envie, de crainte ou de haine ; si courte que soit la laisse dont elles tiennent, à la longueur de leur jupe leur fils, leur mari ou leur amant, elles la raccourcissent encore ! et la roidissent à la briser… elle se brise. Les fils, les amants, les maris s’échappent et sont emportés dans le tourbillon de la terrible doña Juana ! car elle possède la beauté : l’irrésistible attrait d’une coquetterie effrénée ; là est sa force, sa souveraineté ; chacun croit triompher d’elle ; les victimes appellent les victimes… Infernale puissance de la femme qui, adorée de tous, n’appartient à personne, et de tous se rit dans son dédain superbe ! Elle voit à ses pieds, palpitants d’amour, d’espoir ou d’angoisses, mais émus, inquiets, tremblants comme des jouvenceaux, les hommes les plus séduisants par les grâces de leur personne, ou les plus puissants par l’intelligence, par le