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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/485

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— Oui ; car, en comparant les caractères de cette lettre à ceux d’autres lettres de sa mère, que ma fille a pieusement conservées, elle pourra se convaincre de la conformité des deux écritures.

— Et puis d’ailleurs, mon fieu, elle ne demandera pas mieux que de croire la vérité ; car enfin, lorsque Jeane te voyait chaque jour au Morillon, elle t’aimait déjà beaucoup sans savoir ce que tu étais pour elle. Juge donc maintenant !… elle va t’adorer !…

— Ah ! Geneviève, les temps sont changés ! Lorsqu’elle ressentait pour moi cette affection parfois si tendre, si expansive, qu’il me semblait y reconnaître le mystérieux appel de la nature, Jeane n’avait pas encore rencontré San-Privato, et, plus tard, lorsqu’il est venu au Morillon, j’étais parvenu à combattre, à détruire l’influence qu’il exerçait sur ma fille. Mais, hélas ! il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Voilà pourquoi je tremble.

— Jour de Dieu ! ce freluquet te ferait trembler, toi… toi… lorsque… enfin, suffit !…

Et, soupirant, Geneviève ajouta :

— Ce qu’il y a de certain, c’est que tu trembles.

— Parce que je ne m’abuse pas ; parce que, avant-hier, lorsque j’ai revu Jeane, elle m’a témoigné une aversion profonde et a quitté le salon presque au moment de mon arrivée.

— C’est tout simple… elle croit que tu as tué son père…

— Je ne m’abuse pas, te dis-je, — reprit Delmare en secouant tristement la tête ; — le ressentiment dont tu parles ne causait pas seul la répulsion, la crainte qu’en ce moment j’inspirais à ma fille. Non, non ! j’ai trop longtemps étudié sa physionomie pour me méprendre sur les nuances les plus fugitives de son expression.

— Que veux-tu dire ?

— Ma présence éveillait dans l’âme de ma fille un remords.

— Ah ! mon Dieu, pauvre enfant ! et lequel ?

— Le remords d’avoir de nouveau cédé à l’attrait que San-Privato exerçait sur elle. Oh ! je ne me trompe pas, là était la véritable cause de l’aversion que me témoignait Jeane. Oui, en ce moment, elle me redoutait, me haïssait, comme le coupable redoute et hait son juge. Est-ce que sans cela elle eût jamais consenti à aller demeurer chez la mère de San-Privato ? consenti à vivre ainsi dans l’intimité de cet homme, qu’elle a devant moi accablé de ses plus durs dédains, et de qui elle reconnaissait elle-même avec frayeur l’audacieuse corruption ?

— Cependant, mon Charles, si madame Dumirail l’a poussée à bout par ses humiliations, cette enfant que tu dis si fière, quoi