le vois, plus que précaire, elle touche à la misère, et cependant, malgré ma tendresse pour toi, et de cette tendresse tu ne doutes pas, mon enfant, si du moins ma lettre t’a bien fidèlement exprimé mes sentiments ?
— Ta lettre ! vingt fois je l’ai couverte de mes larmes, de mes baisers, ta lettre, ô mon père ! Il me semblait, à chaque ligne, y sentir palpiter ton cœur.
— Eh bien, Jeane, malgré… ou plutôt à cause de ma tendresse pour toi, je te demande pour toi, je te demande à mains jointes, je t’adjure à genoux, de venir partager ma pauvreté.
— Qu’entends-je ?
— S’il le faut, et il le faudra, je travaillerai pour t’épargner le plus de privations que je pourrai ; je suis robuste encore, et quand je devrais casser des pierres sur la route, je…
— Ah ! bon père, ce serait à moi, qui suis jeune, de travailler pour t’épargner des privations ; je suis courageuse, je ne redoute pas la misère ; mais tu oublies…
— Je n’oublie rien.
— Mon père, tu oublies mon déshonneur.
— C’est pour t’empêcher de te déshonorer, que je te conjure de me suivre.
— Songes-tu, mon père, à tes paroles ?
— Elles me sont dictées par mon devoir et par mon amour pour toi.
— Mais enfin, mon père, cette nuit, un misérable…
— Cette nuit, tu as été victime d’une trahison, d’un attentat infâme, d’un crime. Ce n’est pas là le déshonneur.
— Qu’est-ce donc alors, mon père, que le déshonneur ?
— Le déshonneur, c’est l’accomplissement de la vengeance que froidement tu médites, malheureuse enfant ! Le déshonneur, il est écrit dans ce nom : doña Juana, symbole imaginaire d’une vie de désordres effrénés ; le déshonneur sans excuse, inexorable, sera celui dont tu seras couverte, si tu persistes dans ce projet de mariage, afin de te livrer ensuite à l’entraînement de tes mauvaises passions, et de couvrir de ridicule et d’opprobre l’homme dont tu porteras le nom ! Cet homme aujourd’hui mérite la haine, l’exécration des honnêtes gens, tu mériterais comme lui leur mépris, leur aversion.
— Les don Juan ne sont point si décriés, mon père, et le monde est aux pieds des doña Juana.
— Oui, les hommes, aujourd’hui, se prosternent devant leur