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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/520

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nées, tombe fatalement dans l’opprobre ou dans le malheur ; celle qui voudrait lutter d’audace, de perversité avec les hommes, tomberait aussi dans un abîme de honte. Crois-moi donc, ma fille bien-aimée, ne te laisse pas entraîner par l’ardeur de la vengeance ! Ah ! c’est une arme terrible que celle des représailles ! Elle a deux tranchants et blesse aussi grièvement celui qui frappe que celui qui est frappé. Viens cacher ta douleur dans la retraite ; ma tendresse te consolera, t’apaisera. Qui sait si un jour, prochain peut-être, Maurice, désabusé, déchiré par de tardives déceptions, ne viendra pas demander aussi à la retraite l’oubli d’un passé odieux, la guérison d’un amer désenchantement ? Qui sait, enfin, si, par un retour d’une générosité sublime, t’offrant sa main, il ne te vengera pas d’un infâme attentat dont tu es victime et non complice, pauvre enfant, toi, la seule femme qu’il ait véritablement aimée ? Jeane, ma fille, tu es émue, tu te tais ; mais tes larmes coulent, tu as entendu ma voix, elle a touché ton cœur : j’espère en toi ! Tu fuiras les méchants au lieu de les combattre avec leurs propres armes et d’avoir peut-être le malheur de les vaincre dans cette horrible lutte. Va, fille adorée, — ajoute Charles Delmare en pressant sa fille contre son cœur, — réunis, nous serons bien forts contre l’adversité !

Jeane se reprochait tardivement d’avoir, devant son père, trahi son désir de réaliser le type imaginaire de doña Juana, afin de se venger de San-Privato.

Tel était, d’ailleurs, au vrai, l’état de l’âme de la jeune fille.

Fidèle au premier sentiment de son cœur, sentiment qui souvent survit à tant d’égarements, elle aimait toujours tendrement Maurice, quoiqu’elle se sentît à jamais séparée de lui par le fait seul d’une violence horrible.

Quant à San-Privato, Jeane, on le sait, avait éprouvé d’abord à son égard, lors de sa présence au Morillon, un singulier mélange d’attrait physique et de répulsion morale ; mais, depuis leur rencontre à Paris, cette répulsion s’était changée en une funeste sympathie, alors qu’il avait vivement frappé l’imagination de la jeune fille en invoquant à sa pensée la perverse idéalité de doña Juana, donnant ainsi un corps, un symbole aux mauvais penchants de sa victime, depuis longtemps pénétrés par lui avec une sagacité profonde.

Cependant, malgré son alliance dans le mal avec son mauvais génie, Jeane n’avait pas été sa dupe en acceptant l’hospitalité qu’il lui offrait au nom de sa mère, non plus qu’en paraissant ajouter foi à ses promesses de mariage ; elle pressentait, sous cette dou-