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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/594

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liaison avec doña Juana fût devenue pour moi un enfer. Bizarre créature ! Je n’oublierai jamais combien elle a été sincère, il y a quatre ans, alors que, dans tout l’éclat de sa beauté, de ses succès, et encore l’une des idoles de ce grand monde où elle était adorée, elle m’a dit : « Richard, vous me plaisez beaucoup, savez-vous. Je ne serai pas coquette, je veux être franche jusqu’à la témérité. Vous pourriez compter sur mon amour ; mais il ne faudrait jamais compter sur ma constance. Réfléchissez… » J’ai réfléchi et j’ai reculé devant l’abîme des chagrins jaloux que j’entrevoyais. Une amitié sincère a survécu à ma folle passion pour doña Juana. J’ai blâmé, j’ai déploré ces désordres qui ont fini par la faire mettre au ban de la société ; cependant, pouvais-je m’empêcher de reconnaître qu’elle se perdait, surtout par sa haine du mensonge et de l’hypocrisie ? Oui, elle serait encore l’une des reines de ce monde d’élite dont elle a été bannie, si elle avait pu se résigner à mentir, à dissimuler, à prendre enfin ce masque d’apparente réserve à l’abri duquel tant de femmes, d’une conduite presque aussi désordonnée que la sienne, savent imposer à ce monde, beaucoup moins soucieux des bonnes mœurs que de l’apparent respect des convenances… Ainsi la duchesse de Hauterive, qui, depuis quinze ans, se contente de voiler ses nombreuses liaisons sous une affectation de rigorisme dont personne n’est dupe, mais dont chacun se contente, a eu la cruelle insolence d’insulter en plein salon madame San-Privato. Elle a ainsi donné le signal de l’outrageante réprobation dont a été depuis lors poursuivie doña Juana ; j’ai pris hautement sa défense contre cette duchesse, aussi corrompue qu’hypocrite ; j’ai demandé raison au duc de l’impertinence de sa femme, et Jeane m’a toujours su d’autant plus de gré de cette preuve de mon attachement, qu’il était et devait toujours être complétement désintéressé.

Puis, prêtant l’oreille du côté des fenêtres de la rue et entendant le roulement d’une voiture qui s’arrêta devant la porte de sa maison, Richard, regardant la pendule qui marquait huit heures et demie, ajoute :

— Ce doit être Jeane ; certes, mon cœur est tranquille. Cependant, je suis curieux de savoir quelle impression va me causer doña Juana, après une absence de près de trois années.

M. d’Otremont ne se trompe pas dans ses prévisions, car bientôt, et ainsi qu’il en a donné l’ordre avec autant de tact que de bon goût, afin d’éloigner de ses gens toute idée de mystère et de rendez-vous amoureux, son valet de chambre ouvre cérémonieusement les deux battants de la porte et annonce à haute voix :