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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/62

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absurde !

— Mais non !

— Quoi ! mon ami, tu ne me blâmes pas ?

— Nullement.

Et M. Dumirail ajouta en souriant :

— Mon incroyable indulgence te surprend, chère Julie.

— Beaucoup, je l’avoue…

— De cette indulgence, je t’expliquerai la cause.

— En ce cas, mon ami, j’aurai le courage d’achever ma confession par un aveu encore plus absurde, encore plus ridicule que le premier.

— Voyons l’énormité, j’écoute.

— Eh bien, ce soir, en examinant la charmante figure d’Albert, sa tournure élégante et svelte, sa toilette recherchée, relevée de cette petite chaîne d’or où étaient attachées ses décorations, je le comparais à notre bon Maurice, et, tout en donnant à celui-ci la préférence sur son cousin, je me disais cependant : « Si mon fils n’était pas tel qu’il est, je voudrais qu’il ressemblât à Albert. » Et encore, non… je manque de franchise… j’équivoque : la vérité est que mon cœur s’est serré, parce que, pendant un moment, il m’a paru que Maurice, auprès de son cousin, ressemblait presque à un paysan. Puis le bon sens m’est revenu, et j’ai reconnu que chacun d’eux est doué d’avantages très-différents. Voilà, mon ami, ma confession ; j’ai peine à croire que, malgré ton excessive indulgence, tu ne blâmes pas mon aberration d’esprit en cette circonstance.

— Je ne saurais blâmer ce que j’approuve.

— Tu m’excuses ?

— Mieux que cela, te dis-je, ma chère Julie, j’approuve cette pensée, que tu taxes à tort de ridicule et d’absurde, parce qu’au fond elle est juste. Je ne parle pas, bien entendu, de ta comparaison entre l’extérieur de Maurice et celui de notre neveu ; ce sont là des questions d’innocente coquetterie maternelle, dont la plus sage, la plus éclairée des mères ne saurait se défendre, puisque tu ne t’en défends pas ; mais ta pensée est juste en ce qui touche la comparaison des carrières que notre neveu et notre fils sont appelés à parcourir. Certes, l’existence du propriétaire cultivateur est honorable, utile, et surtout paisible et heureuse, lorsqu’elle correspond parfaitement à nos goûts ; mais la carrière de l’homme qui sert son pays dans l’armée, dans la diplomatie ou dans tout autre emploi public, est, non-seulement aussi honorable, aussi utile que la première, mais plus difficile, plus labo-