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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/623

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Ces mots achèvent d’atterrer Maurice, accablé déjà par les sanglantes apostrophes du bossu, commençant par ces mots : « Ce gredin !… cette vile canaille !… » Il avait éprouvé moralement, si cette comparaison peut être admise, un étourdissement analogue à celui qu’il aurait ressenti physiquement, si on lui eût asséné des coups redoublés sur le crâne. À peine eût-il redressé le front, qu’il aurait été forcé de le courber sous un nouveau choc. Ainsi le misérable restait inerte, étourdi, terrassé sous les poids des accusations dont on l’écrasait ; il ne pouvait se redresser, protester contre elles ; il lui fallait donc courber le front, essuyer, dans le morne silence d’un opprobre mérité, ces reproches ignobles en leur forme, légitimes au fond, et cela, en présence de Jeane… de Jeane ! Cette présence paralysa d’abord en lui jusqu’aux soulèvements de sa colère, jusqu’aux terribles emportements de son caractère. Mais l’accent sardonique des paroles de la jeune femme, son calme glacial et méprisant, enfin sa rare beauté exaspèrent jusqu’à la frénésie la jalousie de madame Thibaut ; elle cède à la violence de son naturel jusqu’alors dominé par l’émotion, et, poussant une sorte de rugissement, elle grince des dents, et s’élance sur Jeane en s’écriant :

— Ah ! coureuse ! ah ! gourgandine ! tu viens m’insulter chez moi et m’enlever mon amant ! ce va-nu-pieds qui, sans mon argent, n’aurait pas de chemise, et…

La voix de madame Thibaut expire sur ses lèvres ; puis un cri strangulé, suivi d’un râle caverneux, s’échappe de sa poitrine ; car Maurice, voulant défendre Jeane contre les brutalités de madame Thibaut, l’a saisie à la gorge en la repoussant brusquement dans le salon ouvert derrière elle. Mais la pression de la main herculéenne du jeune homme, qui, à son tour, cède aussi à sa fureur longtemps contenue, suffoque, étrangle à moitié la mégère. Son sang, déjà brassé par les bouillonnements de la rage, afflue à son cerveau ; et, dès longtemps prédisposée à la pléthore par son énorme embonpoint, madame Thibaut chancelle, frappée d’une apoplexie foudroyante, s’affaisse sur elle-même et va tomber à la renverse dans le salon, dont le plancher s’ébranle sous cette masse.

— Une attaque d’apoplexie ! ma mère est perdue ! — s’est écrié le bossu avec l’accent d’une joie parricide.

Puis, réfléchissant :

— Mais, qui sait ? elle peut revenir de cette attaque, se rattacher à son rufien ! Faisons-le arrêter sur l’heure.

Aussitôt Mathurin se précipite vers la porte de l’escalier en criant de sa voix perçante :