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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/630

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dises ; ainsi, je te crois ; mais ma foi est aveugle, car je ne te comprends pas.

— Rien pourtant de plus explicable. Ce jour-là même où je me suis résolue à demander l’hospitalité à ma tante San-Privato, j’avais eu avec son fils un entretien qui a décidé de ma destinée.

— Comment cela ?

— Te souviens-tu qu’au Morillon, le lendemain de la venue de San-Privato, et d’abord éblouie, fascinée par le tableau des fêtes mondaines qu’il nous retraçait, je t’ai supplié de ne jamais abandonner notre solitude, parce que de vagues pressentiments semblaient m’avertir que je serais perdue si je m’exposais à la tentation de faillir ?

— Oui, Jeane, je me rappelle tes craintes à ce sujet, elles me semblaient insensées.

— Elles n’étaient que trop fondées. Ces aspirations confuses encore, mais dont je pressentais le péril, et qui, selon que le disait si sagement mon père…

— Mais, s’interrompant, Jeane ajoute :

— Sais-tu, Maurice, que M. Delmare est mon père ?

— Cette révélation m’a été faite autrefois par ma famille, alors irritée contre toi et contre M. Charles Delmare.

— Mon père me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même ; il disait donc, avec une profonde sagacité, que mes mauvais penchants, alors à demi éveillés par la perverse influence de San-Privato, retomberaient bientôt dans leur sommeil et s’y éteindraient faute d’aliments, en d’autres termes, faute d’occasion, si nous continuions de vivre dans cette retraite où nous nous plaisions à tant de titres, et que m’offrirait le monde. Rien de plus juste que cette prévision de mon père ; car, lors de cet entretien décisif avec San-Privato, entretien auquel je viens de faire allusion, Albert, dans l’espoir de me corrompre à son profit, avait évoqué à ma pensée, avec un art infernal, un idéal de séduisante perversité, un type imaginaire qui symbolisait, personnifiait mes plus mauvais instincts. En un mot, le type d’un don Juan féminin, et San-Privato m’avait dit : « Soyez doña Juana ! »

— En effet, je me rappelle avoir entendu parler de ce surnom que l’on te donnait dans le monde.

— Ce surnom, je l’ai justifié, Maurice, plus que justifié pour mon malheur éternel !

— Ainsi, tu te repens ?…