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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/636

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main tuer cette femme afin de défendre mon honneur. Le hasard épargne ses jours, sois bénie, fatalité ! car j’aurais toute ma vie pleuré sa mort… » Puis il se lève et, me quittant, il ajoute : « Quelle que soit votre conduite, vous êtes certaine désormais d’avoir la vie sauve… Triomphez de ma lâcheté ; car, d’après ce que m’a coûté cette tentative de meurtre, je n’aurai jamais, je le crains, le courage de vous tuer. — Voilà justement ce que je voulais savoir, même au prix de ma vie, lui ai-je répondu. Et maintenant, San-Privato, vous la verrez à l’œuvre, cette doña Juana dont vous avez évoqué le fantôme. » Il est sorti, et, depuis, jamais il n’a remis le pied dans ma chambre…

— En t’épargnant ainsi après avoir voulu te tuer, à quel sentiment obéissait ton mari ? Était-ce amour, remords ou manque d’énergie ?

— Chacun de ces sentiments avait sa part d’influence sur San-Privato. Le remords cependant était faible. Mon mari ressentait pour moi une passion effrénée. Rien n’a pu l’éteindre en lui : à cette heure, elle fait encore son tourment. Enfin, malgré sa noire scélératesse, il n’a pas l’énergie de l’homme d’action. Jamais il n’aurait tenté de me tuer à coups de couteau ; mais il m’a tiré un coup de pistolet en détournant la vue. Enfin, environ un an après cette première tentative de meurtre, il a essayé de m’empoisonner.

— Malheureuse femme !… Et tu as encore échappé à la mort ?

— Je connaissais San-Privato, et, depuis le jour de mon mariage, je me tenais constamment sur mes gardes, avec le concours de ma femme de chambre, excellente fille qui m’était dévouée.

— Empoisonner !… Oui, c’est bien là l’homme, aussi féroce que lâche en face du péril. Te souviens-tu, Jeane, de sa terreur lors de notre ascension au col de Tréverse, où, sans ton courage, ta présence d’esprit, ce misérable périssait, voulant, dans sa rage, t’entraîner avec lui aux abîmes ?

— Ah ! tu te souviens de notre ascension au col de Tréverse ?

— Cette journée ne fut-elle pas, par ses conséquences, l’une des journées les plus fatales de notre vie ?

Jeane resta silencieuse pendant quelques instants ; puis, sortant de sa rêverie :

— Je te sais gré, Maurice, d’avoir conservé le souvenir de la grotte de Tréverse ; oui, je te sais gré de ce souvenir.

— Pourquoi cela ?

— Parce que ce souvenir répond à une pensée que je nourris depuis longtemps.