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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/646

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royale dansera-t-elle une contredanse ? — Oui, madame la duchesse, je vais avoir l’honneur de danser avec madame San-Privato, » répond le prince en me prenant la main, et laissant madame de Hauterive pâle de confusion et de colère. Pendant que je dansais avec le prince, j’entendais ces mots, qui, arrivant aussi à ses oreilles, charmaient sa vanité : « Quelle est donc cette jeune femme qui a demandé si étrangement audience à Son Altesse et qui danse avec elle ? Elle est ravissante !… »

Et, s’interrompant, Jeane ajouta :

— Ai-je besoin de te répéter, Maurice, que, lorsque je parle ainsi des avantages naturels dont j’étais douée, je ne fais pas acte de vanité, car, depuis longtemps, j’ai maudit ces dons qui m’ont perdue !

— Je ne me méprends pas sur ta pensée, Jeane ; j’éprouve même une impression étrange en t’entendant parler ainsi au milieu de ces ténèbres sans que je puisse apercevoir tes yeux. Il me semble que ta voix n’est plus de ce monde. Continue, de grâce ! ton récit m’inspire une curiosité navrante.

— Les propos flatteurs qui circulaient autour de moi et arrivaient à l’oreille du prince augmentèrent l’orgueil de sa conquête, et, durant la contredanse, ses petits soins pour moi, notre causerie à voix basse, nos rires étouffés, nos regards, nos sourires d’intelligence, nous affichèrent autant que possible, ce dont le prince semblait se soucier aussi peu que moi. Lorsque la danse fut terminée, il me dit tout bas : « Je tiendrai ma promesse, je quitterai le bal sans adresser la parole à madame de Hauterive ; mais, je vous en prie, quittez-le aussi : je voudrais être le seul qui ait dansé avec vous ce soir. Je vais aller prendre congé de madame l’ambassadrice. Nous nous retrouverons dans le salon d’attente, où je vous ferai mes adieux. » Le désir du prince s’accordait à merveille avec mes vues. Je trouvais d’une bonne politique féminine de laisser cette brillante compagnie sous l’impression d’un sentiment de surprise et de curiosité à mon égard, et se disant : « Quelle singulière femme que cette madame San-Privato ! Inconnue de tous il y a un quart d’heure, elle fait de prime-saut la conquête du prince et l’enlève à cette belle duchesse de Hauterive. » Mon calcul ne fut pas trompé : mon nom circulait dans toutes les bouches, et, lorsque mon mari m’offrit son bras pour regagner notre voiture, il me dit avec une expression d’envie amère : « Le prince est bien heureux ! Voilà un brillant début pour doña Juana ! — Il tiendra plus encore qu’il ne promet… » répondis-je à San-Privato. Et il en devait être malheureusement ainsi.