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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/648

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chacun de mes pas à la recherche de cet idéal me couvrait d’une honte nouvelle.

— Qu’éprouvais-tu donc pour le prince ?

— Mon orgueil fut d’abord flatté de voir à mes pieds un des puissants de la terre. Je prenais plaisir à lui faire sentir son esclavage ; parfois sa fierté se révoltait, et il s’échappait jusqu’à me faire souvenir qu’il était, après tout, de race royale. Je le rappelais alors à l’égalité humaine en le rendant atrocement jaloux de quelque humble rival, dont il enviait le bonheur avec désespoir.

— Mais sa vie devait être un enfer ?

— Un enfer !… Souvent il m’a dit avec rage et douleur : « Vous êtes mon mauvais ange ! Maudit soit le jour où je vous ai connue ! » Puis, d’un sourire, je le ramenais à mes pieds ; il redevenait plus heureux, pour retomber bientôt dans de nouveaux tourments.

— Et comment s’est terminée votre liaison ?

— Le prince pleurait toujours le même air au sujet de mes cruels caprices : il m’ennuyait ; aussi, j’ai espéré de trouver chez un poëte l’idéal que je cherchais ; ce poëte était l’un des plus beaux génies de l’humanité ; il était étranger, on l’appelait le Byron de l’Allemagne !

— Je me souviens, en effet, d’avoir entendu parler de ton amour pour cet homme illustre, l’une des gloires de son pays.

— Mon amour, mon amour…

— Quelle ironie amère dans ton accent ! Quoi ! Jeane, ce grand poëte n’a pas mérité grâce à tes yeux ?

— Cette fois encore, l’idéal que je rêvais m’échappait : mon cœur restait vide et froid ; que faire alors ? Je m’amusais à essayer mon influence à éteindre ou à raviver la flamme poétique de ce grand génie au gré de mes caprices, et, pour les subir en esclave, il oubliait l’art, jusqu’alors le culte de sa vie entière. En vain, l’Allemagne, l’Europe, le monde attendaient avec impatience un nouveau chant de l’auteur de tant de vers admirables ! Il restait muet. J’avais, disait-il, fait envoler sa muse, jalouse d’un culte autre que le sien. Cet homme illustre m’idolâtrait et ne se sentait pas aimé. Sa magnifique intelligence s’obscurcissait dans le chagrin. Enfin, ce mélange de haine et d’adoration qu’il ressentait pour moi lui inspira son chef-d’œuvre peut-être, un cri de malédiction, d’anathème contre moi, strophes sublimes, écrites avec les larmes de ses yeux, avec le fiel de son âme, avec le sang de son cœur. Ce poëme, dont le retentissement fut immense, replaça ce poëte immortel encore au-dessus des hauteurs dont son