— C’est inutile, puisque j’arriverai en même temps que ma lettre. Hâtez les postillons, — répondit Jeane à l’avisé serviteur.
Puis, s’adressant au sous-officier fasciné, comme son confrère du dernier relais, par ces titres de marquise et de duchesse, madame San-Privato ajouta :
— Est-ce que vous attendez mon passeport ?
— Oui, madame…
— Je vous ai dit que je n’en avais pas.
— Mais, madame… nos ordres…
— Mais, monsieur, j’apprends aujourd’hui que ma mère est tellement malade à Genève que son état donne les plus vives inquiétudes ; je n’ai que le temps d’envoyer chercher des chevaux, de me jeter dans ma voiture de voyage, et vous vous imaginez qu’au milieu de mes angoisses, j’ai songé à me munir d’un passeport ? Est-ce que l’on m’a jamais demandé de passeport ? Vous vous méprenez, monsieur… Mais, pardon, le froid est très-vif cette nuit.
Et Jeane, relevant brusquement la glace de la portière, reprend sa place au fond de la voiture.
Le sous-officier, imposé par les paroles, par le grand air de Jeane et ajoutant foi à l’explication, fort vraisemblable, d’ailleurs, qu’elle donnait à l’endroit de son manque de passeport, n’osant, enfin, en raison du froid très-vif, se faire de nouveau ouvrir la portière, dit au domestique qui surveillait et hâtait l’attelage des chevaux :
— Quel est du moins le nom de votre maîtresse, afin que je l’inscrive sur mon carnet ?
— Madame la marquise de Bellevue, allant à Genève voir madame la duchesse de Sircourt, sa mère, — reprit imperturbablement le serviteur pendant que le gendarme écrivait.
Puis, il ajouta :
— D’où vient donc, mon officier (il flattait à dessein le gendarme), d’où vient donc que vous demandez des passeports aux personnes qui voyagent en poste ? Ça ne s’est jamais vu, mon officier !
— Je m’en vas vous dire, mon garçon, — reprit le sous-officier en replaçant son carnet dans sa poche, — le télégraphe a joué à la fin du jour, à seule fin de signaler à nos brigades un grand criminel, un assassin et faussaire par-dessus le marché, qui a fait son coup dans la matinée d’aujourd’hui, et qui pourrait bien chercher à gagner les montagnes du Jura, où il est né, le brigand !…