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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/85

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je me suis tracée, voie sûre, directe, dont je ne dévierai point, parce qu’elle me conduira au but de mes vœux, et ils sont nombreux : fortune, honneurs, plaisirs, succès… couronnés de l’estime générale… estime qui donne tant de piquant, de saveur à la vie de ceux-là qui méprisent tout le monde… Mais il est tard… assez philosophé, ma mère, ajouta San-Privato, entendant sonner la pendule. — Allons au fait… Il vous reste pour tout bien votre ferme du Berry, grevée d’hypothèques ; vous êtes expropriée si vous ne payez pas quarante mille francs à la fin de ce mois ; cette propriété vendue à l’encan, votre prêteur soldé, il vous restera au plus de quoi payer vos dettes ; ce sera donc votre ruine complète ; ce cas échéant, je vous assure une pension de cent louis, sur les huit mille francs d’appointements dont je jouis, vous déclarant à l’avance, et vous me croirez, qu’il me sera impossible de payer un sou de vos dettes si vous en contractez de nouvelles. Maintenant, admettons que mon oncle Dumirail consente à vous prêter cinquante mille francs ; une partie de cette somme serait affectée au payement de votre créancier hypothécaire, à donner un à-compte à vos fournisseurs les plus récalcitrants et à prolonger d’une année peut-être cette existence de faux luxe et de gêne qui me serait intolérable et qui vous est si chère ! Mais mon oncle ne vous prêtera point cinquante mille francs ; je vous ai dit pourquoi ; vous espériez raviver la sympathie des Dumirail, vous avez, au contraire, excité leur jalousie à mon endroit, et, malgré mon empire sur moi-même, je vous ai suivie dans la fausse voie où vous vous engagiez.

— Que veux-tu dire ?

— Vous m’avez mis sur le chapitre de mes voyages ; je ne pouvais briller qu’aux dépens de mon cousin Maurice en blessant l’orgueil de son père et de sa mère, ce qui devait les fort mal disposer à accueillir votre demande ; aussi n’ai-je d’abord répondu, dans votre intérêt, qu’avec une extrême réserve à votre désir de me mettre en valeur ; mais, je vous le répète, malgré mon empire sur moi-même, j’ai cédé…

— À quoi ?

— À l’influence étrange, irrésistible des deux plus beaux yeux que j’aie vus de ma vie.

― Jeane !

— J’ai honte de moi-même et me châtie par cet humiliant aveu…

— Je ne te comprends pas.

— Je ne suis plus un écolier en amour, je connais le monde,