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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/96

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Geneviève ne ressent-elle pas, au premier aspect de San-Privato, ce qu’a ressenti ma fille, quoiqu’elle se soit révoltée contre cette impression involontaire ?

— Qu’est-ce que tu dis là, mon Charles ? — reprit vivement la nourrice, qui avait attentivement écouté son fieu penser tout haut. — Ta fille ?…

— Ma fille a été non moins vivement frappée que toi du séduisant extérieur d’Albert San-Privato. À son aspect, elle s’est sentie soudain troublée. Je l’observais, et, par trois fois, presque malgré elle, son regard s’est attaché sur ce jeune homme.

— Mademoiselle Jeane ?…

— Cependant elle aime Maurice aussi tendrement qu’elle est aimée de lui ; tantôt, leurs parents, après un long entretien avec moi, se sont résolus à marier ces deux enfants.

— Ah ! quel bonheur ! Voilà donc, comme tu le disais tantôt, l’espoir de toute ta vie réalisé, mon Charles… et tu parais triste à mourir… tandis que ce mariage devrait te rendre si joyeux.

— Ce mariage ! oh ! il aura lieu ! sinon misère de moi, je frémirais d’épouvante à la seule pensée des maux que… Mais non ! non ! Il s’agit du bonheur de ma fille, de Maurice, de mes meilleurs amis ; j’ai l’expérience des hommes et des passions ; ma volonté est ferme ; je triompherai des obstacles.

— Quels obstacles, puisque ta fille et M. Maurice s’aiment, et que leurs parents désirent les unir ?

— Tu oublies, ma pauvre Geneviève, qu’étant jeune fille, toi et tes compagnes, vous préfériez, pour le coup d’œil, les jolis messieurs de Paris aux jeunes paysans. Ah ! nourrice, les conséquences d’une première impression ne sont pas invincibles, je le sais, et j’espère les vaincre chez Jeane. Mais, hélas ! je le prévois, je ne les vaincrai pas sans lutte, sans peine ! Je connais ma fille mieux qu’elle ne se connaît elle-même ; de là mes angoisses.

— Tes angoisses ! — reprit Geneviève haussant les épaules. — Quoi ! parce que ce mirliflore aura donné un brin dans l’œil de mademoiselle Jeane, te voilà tout chagrin, toi, mon Charles, qui as de l’esprit comme un livre, toi, une si bonne tête ! toi qui, à bon droit, te vantes de si bien connaître ta fille ! Ah çà ! mais, mon fieu, il paraît que nous ne nous entendons point.

— Comment cela ?

— Voyons, tu me compares à ta fille, et tu t’autorises contre elle de l’impression, comme tu dis… que m’a faite ce muscadin. Un instant, et, puisque tu parles de mes souvenirs de jeunesse,