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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 1.djvu/301

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Et la barque d’Albinik et de Méroë, rasant les écueils et les vagues au milieu de ces dangereux parages, tantôt s’éloignait, tantôt se rapprochait du rivage. La compagne du marin, le voyant pensif et triste, lui a dit :

— À quoi songes-tu, Albinik ?… Tout seconde nos projets : le général romain n’a plus de soupçon, l’habileté de ta manœuvre va le décider à accepter tes services, et demain peut-être tu piloteras les galères de nos ennemis…

— Oui… je les piloterai vers l’abîme… où elles doivent s’engloutir avec nous…

— Quelle magnifique offrande à nos dieux !… dix mille Romains, peut-être !…

— Méroë, — a répondu Albinik avec un soupir, — lorsque après avoir cessé de vivre ici, ainsi que ces soldats… de braves guerriers après tout, nous revivrons ailleurs avec eux, ils pourront me dire : « Ce n’est pas vaillamment, par la lance et par l’épée, que tu nous as tués… Non, tu nous as tués sans combat, par trahison. Tu veillais au gouvernail… nous dormions confiants et tranquilles… tu nous as conduits sur des écueils… et en un instant la mer nous a engloutis… Tu es comme un lâche empoisonneur, qui, en mettant du poison dans nos vivres, nous aurait fait mourir… Est-ce vaillant ?… Non ! ce n’est plus là cette franche audace de tes pères ! ces fiers Gaulois, qui, demi-nus, nous combattaient, en nous raillant sur nos armures de fer, nous demandant pourquoi nous battre si nous avions peur des blessures ou de la mort… »

— Ah ! — s’est écrié Méroë avec amertume et douleur, — pourquoi les druidesses m’ont-elles enseigné qu’une femme doit échapper par la mort au dernier outrage ?… Pourquoi ta mère Margarid nous a-t-elle si souvent raconté, comme un mâle exemple à suivre, ce trait de ton aïeule Siomara… coupant la tête du Romain qui l’avait violentée… et apportant dans un pan de sa robe cette tête à son mari, en lui disant ces fières et chastes paroles : « Deux hommes vivants ne