Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 1.djvu/70

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Mais, mon oncle, songez-y donc ! de nos jours isoler les populations entre elles, c’est impossible ! et les routes stratégiques ! et les chemins de fer ?

— Les chemins de fer ?… — s’écria le cardinal courroucé ; — invention du diable, bonne à faire circuler d’un bout de l’Europe à l’autre la peste révolutionnaire ! Aussi notre saint père n’en veut point dans ses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que les monarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à ces nouveautés diaboliques ! Ils les payeront cher peut-être ? Qu’ont fait nos aïeux lors de la conquête, pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notre vassale de naissance et d’espèce, qui s’est tant de fois rebellée contre nous ? nos aïeux l’ont parquée dans leurs domaines, avec défense d’en sortir sous peine de mort. Ainsi enchaînée à la glèbe, ainsi isolée, abrutie, l’engeance est plus domptable… c’est là qu’il faut tendre et arriver.

— Mais encore une fois, cher oncle, vous n’irez pas détruire les grandes routes et les chemins de fer ?

— Pourquoi non ? est-ce que les Francs, nos aïeux, par une excellente politique, n’ont pas ruiné ces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païens de Romains ? est-ce que l’on ne peut pas lancer sur les chemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale a dépossédées de leur industrie ? Anathème… anathème sur ces orgueilleux monuments de la superbe de Satan !… Par le sang de ma race ! si l’on ne l’arrêtait pas dans ses inventions sacrilèges, l’homme finirait, Dieu me garde ! par changer sa vallée de larmes en un paradis terrestre ! comme si la tâche originelle ne le condamnait point à la douleur pour l’éternité.

— Corbleu ! cher oncle, un moment, — s’écria le colonel. — Je ne tiens pas, moi, à accomplir si scrupuleusement ma destinée !

— Grand enfant ! — dit le cardinal en prisant son tabac. — Pour que l’immense majorité de la race d’Adam souffre et ait une conscience méritoire de sa souffrance, ne faut-il pas qu’il y ait toujours en évidence un bon petit nombre d’heureux en ce monde ?