Aller au contenu

Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 10.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de leurs tranchées, les francs-taupins se montraient, disait-on, peu vaillants ; leur poltronnerie, à tort ou à raison, devint proverbiale, témoin la chanson favorite du frère de Brigitte. Celui-ci n’était cependant pas poltron, tant s’en faut ; car après avoir fouillé la terre lors de deux ou trois sièges, révolté d’appartenir à un corps d’une si couarde renommée, il s’enrôla dans une autre milice irrégulière, les Aventuriers ou Pendards, dont un écrivain de ce temps-ci a tracé ce portrait, malheureusement véridique :

« Quels gens vagabonds, flagitieux, meurtriers, que ces Pendards ! renieurs de Dieu ! loups ravisseurs ! violeurs de femmes ! dévoreurs de peuple ! chassant le bonhomme de sa maison, buvant dans son pot et couchant dans son lit ! Habillés à la pendarde de chemises à longues manches montrant leur poitrine velue, de chausses bigarrées laissant voir la chair ; les jambes nues et portant leurs bas à la ceinture, de crainte de les user. Faisant trembler la volaille au poulailler, le lard au garde-manger. Riards, frisques, hardis, goguelus ; toujours bien fendus de gueule, et n’aimant rien tant que de rigouler ensemble le vin larronné ! »

Touquedillon-le-Franc-Taupin, malgré son intrépidité à la guerre (il conservait ce surnom emprunté à son premier métier), sans ressembler de tous points à ce portrait du Pendard, en conservait force traits ; mais il adorait, il vénérait sa sœur, et dès qu’il s’asseyait à son foyer, il semblait métamorphosé. Rien dans ses paroles, dans sa conduite, ne rappelait l’audacieux aventurier ; timide, affectueux, sentant combien ses propos de taverne ou de pires lieux eussent été méséants en présence des enfants de Brigitte, qu’il chérissait à l’égal de leur mère, il se possédait toujours et ne leur faisait jamais entendre que le langage d’un homme de bien. Il témoignait à Christian autant d’attachement que de respect, et se fût, comme on dit, jeté au feu pour la famille. Alors âgé d’environ trente ans, maigre, osseux, il avait près de six pieds de hauteur ; déjà couturé de blessures, devenu borgne à la guerre, il portait un large emplâtre noir sur l’œil