Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 10.djvu/179

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La jeune fille laissa tomber son aiguille, se retourna vivement vers son frère et, attachant sur lui ses yeux étonnés, le regarda un moment en silence, puis reprit en souriant avec un accent de tendre reproche :

— Comment, tu as été si longtemps à découvrir que tu m’aimais ? et cette découverte a été pour toi… étrange ?

— Oui, — répondit Hervé ne relevant pas la naïve méprise de sa sœur, — oui, cette découverte a été tardive… oui, elle m’a paru étrange… Contre ce sentiment irrésistible, longtemps j’ai lutté, mes nuits se passaient sans sommeil…

— Tu ne dormais plus parce que tu m’aimais ?

— Parce que je t’aimais…

— Allons, Hervé, c’est mal de plaisanter sur ce pénible sujet… Oublies-tu notre chagrin à tous lorsque nous t’avons vu devenir soudain si sombre, si taciturne, nous témoigner presque de l’éloignement ? Notre pauvre petit Odelin, qui à cette époque est parti pour Milan avec maître Raimbaud, s’attristait moins peut-être de la pensée de nous quitter que de ta froideur envers nous tous…

— Que veux-tu, Hêna ? les remords ne me laissaient ni paix ni trêve…

— Les remords ?… — répétait la jeune fille interdite. — Quels remords ?…

— Ces déchirements de mon âme, un vague instinct d’espoir, m’ont poussé aux pieds d’un saint homme ; il m’a écouté en confession ; il m’a fait entrevoir les ressources inépuisables de la foi dès que l’on avait la foi… Je l’ai eue… je l’ai… Mes remords se sont évanouis, le calme est rentré dans mon cœur ; et maintenant, Hêna, je t’aime sans remords, sans lutte, je t’aime avec sécurité…

— Oh ! s’il en est ainsi, je continue ma broderie, — dit la jeune fille ; et se retournant vers son métier, elle se remit au travail, ajoutant d’un ton doucement enjoué : — Dès que le seigneur Hervé m’aime sans remords et avec sécurité, tout est dit ; il est vrai que je ne comprends absolument rien, mais rien, à ces grands mots de lutte,