Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 13.djvu/281

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— Monsieur, je ne sais ce que vous voulez dire… et, cependant, malgré moi, je tremble…

— Ah ! du moins, mon cher Jean, il nous restera notre amitié… Elle sera le refuge de notre commun malheur…

— Notre commun malheur ?…

— Après tout, non ! ! car, moi, je souffrirai mille fois davantage que vous… Mon cher Jean, à votre âge, un premier amour s’oublie… mais à mon âge, à moi, l’on ne renonce pas sans des regrets éternels à l’espérance la plus douce qu’un père ait jamais rêvée pour le bonheur de sa fille… Enfin, vous ne souffrirez que de votre douleur éphémère… Mais moi, moi… je souffrirai de mes cruels chagrins et de ceux de ma pauvre enfant ! ! Elle doit tant vous aimer… elle a tant de raisons de vous aimer. Hélas ! quel va être le déchirement de son cœur !… Malheureuse créature ! ah ! c’est horrible… horrible… mon Dieu ! les inexorables devoirs du père de famille sont parfois bien rudes à remplir ! — Et l’avocat Desmarais, observant d’un coup d’œil oblique la physionomie bouleversée de Jean Lebrenn, pâle et sans voix, pousse un soupir lamentable, et de nouveau cache son visage dans ses mains.

— Où diable mon beau-frère veut-il en venir ? que je sois mis à la lanterne comme aristocrate si je comprends un mot à tout ceci… — se disait M. Hubert, avançant avec précaution la tête à travers la porte entrouverte et observant aussi le jeune artisan. Celui-ci, atterré, le front penché, le regard fixe, éprouvait une sorte d’étourdissement, cherchant en vain dans le trouble de son cerveau à pénétrer le véritable sens des lamentations de M. Desmarais, au sujet de leur « commun malheur, à Jean et à lui, et du déchirement du cœur de Charlotte, etc., etc. »

Enfin, Jean Lebrenn, voulant à tout prix échapper au chaos d’anxiétés où s’égarait en vain son esprit, dit d’une voix brisée à l’avocat :

— Monsieur, il m’est impossible de vous peindre les appréhen-