Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 14.djvu/216

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la dictature ! aujourd’hui il nous dit : « Faites justice des criminels avérés, sinon vous êtes perdus. » Je suis de son avis. Cet avis est cruel, mais la nécessité le dicte, je l’approuve !

— Nous aussi ! — crièrent un grand nombre de voix. — La justice absout les scélérats, frappons-les ! ! — À l’Abbaye… à l’Abbaye ! ! 


Épouvanté de l’impression favorable que causait cet assentiment à la monstrueuse doctrine de Marat, je tentai de conjurer le massacre. élevant la voix au milieu du tumulte, et m’adressant à l’orateur :

— Citoyen ! un mot, un mot seulement ! Vous dites vrai : il existe à l’Abbaye de grands criminels ; mais, avouez-le, tous les prisonniers ne sont pas coupables au même degré ! N’en est-il pas d’incarcérés seulement comme suspects ? Savez-vous si, parmi ceux-là mêmes, il n’en est pas d’innocents ? Et, dans ce doute, vous les tueriez tous ?… Non ! cent fois non, citoyen ! ! Vous êtes trop bon patriote pour commettre un pareil crime ! il souillerait à jamais la révolution ! ! Vous êtes trop courageux pour commettre une pareille lâcheté ! Je vous dis, moi, que si criminels qu’ils soient, vous ne massacrerez pas des hommes sans défense ! !

Ces quelques paroles, prononcées par moi avec une chaleureuse conviction, me parurent, pendant un moment, impressionner la foule ; je vis soudain un forgeron, d’une carrure herculéenne, coiffé d’un bonnet rouge, d’où s’échappait une forêt de cheveux gris, s’élancer sur un banc de pierre placé près d’une porte cochère, et réclamer la parole. Je reconnus ce forgeron, je l’avais vu, le 10 août, dans la salle de l’Assemblée, lors de la délivrance des soldats suisses, desquels il fut l’un des sauveurs ; car il rapporta, ce jour là, entre ses bras, un pauvre enfant de dix ou douze ans, fifre de l’un de ces régiments.

— Et moi aussi je veux exterminer nos ennemis avant de partir pour la frontière ! — s’écria le forgeron. — Mais, moi, je n’égorge pas, je me bats ! Allons aux prisons : s’il y a cent prisonniers, met-