Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/204

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corps électif censitaire, elle votait pour les royalistes ; mais lorsque ceux-ci eurent l’imprudente audace de mettre en question dans les conseils des Anciens et des Cinq-Cents la validité de l’acquisition des biens nationaux, la bourgeoisie, effrayée, eut un regain de républicanisme : il devait se manifester énergiquement dans les futures élections.

Un calme apparent succéda aux événements de fructidor. La Prusse et la Confédération germanique demandèrent et signèrent la paix à Rastadt ; ainsi que l’Autriche l’avait demandée et obtenue lors du traité de Campo-Formio, consenti si brusquement par Bonaparte en vue de terminer la campagne, afin d’arrêter dans sa marche victorieuse sur Vienne l’armée de Hoche : celui-ci mourut empoisonné, au milieu de son armée, à son camp de Wetzlar en Allemagne, cette même année (1797), à l’âge de vingt-neuf ans. Les bruits les plus étranges ont circulé au sujet de cette fin tragique et mystérieuse. Les royalistes, lors de leur déchaînement, en 1814, contre l’ogre de Corse, l’accusèrent d’avoir soudoyé les empoisonneurs du jeune et immortel général républicain. Certes, il inspirait une incurable et vindicative jalousie à Bonaparte ; certes, Bonaparte a toujours témoigné d’un effrayant dédain de la vie des hommes en général, et de celle des républicains en particulier ; il les poursuivait d’une sorte de haine instinctive et d’une rigueur inexorable : vous le verrez, après l’attentat royaliste de la rue SAINT-NICAISE, vouloir faire immédiatement arrêter et fustiger cent cinquante républicains de Paris ; puis, poussant cependant la magnanimité jusqu’à ses plus généreuses limites, se borner à déporter des hommes complètement innocents, innocence affirmée par l’infâme Fouché lui-même, qui, alors ministre de la police, démontrait à son maître, preuves écrites en main, que Georges Cadoudal et quelques autres anciens chefs de chouans étaient les seuls coupables… Certes, nous le répétons, l’exécution du duc d’Enghien, le massacre des prisonniers de Jaffa [1], l’empoisonnement

  1. « Jaffa est emporté. Après l’assaut, une partie de la garnison, estimée par Bonaparte à douze cents hommes et portée par d’autres à deux ou trois mille, se rendit et fut reçue à merci : deux jours, après Bonaparte ordonna de la passer par les armes.
    » Napoléon se décida (dit M. Thiers) à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie : il fit passer au fil de l’épée les prisonniers qui lui restaient ; l’armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d’effroi, l’exécution qui lui était commandée.
    » Le seul acte de sa vie, c’est beaucoup affirmer après les massacres de Toulon, après tant de campagnes où Napoléon compta à néant la vie des hommes.
    » Je me dispenserait, dit le docteur Larrey, de parler des suites horribles qu’entraîne ordinairement l’assaut d’une place : j’ai été le triste témoin de celui de Jaffa. » Bourienne s’écrie : « Cette scène atroce me fait encore frémir, lorsque j’y pense, comme le jour où je la vis, et j’aimerais mieux qu’il me fût possible de l’oublier que d’être forcé de la décrire. Tout ce qu’on peut se figurer d’affreux dans un jour de sang serait encore au-dessous de la réalité. » Bonaparte écrit au Directoire que « Jaffa fut livrée au pillage et à toutes les horreurs de la guerre, qui jamais ne lui a paru si hideuse. » Ces horreurs, qui les avait commandées ?
    (Mémoires de CHÂTEAUBRIAND, t. VIII, p. 51.)