Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/239

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

parce que la dictature d’un seul ne peut engendrer que le mal ; mais je comprendrais du moins que le peuple pût être entraîné par de pareilles promesses. Or, ces promesses le général Bonaparte ne les articule même pas. Il se borne à varier et à faire varier sur tous les tons par ses prôneurs ce thème unique : — « La France est lasse de l’anarchie, et elle est perdue si un dictateur ne la sauve ! » En somme, Olivier, votre général ne peut invoquer que des victoires à l’appui de sa dictature ; et si éclatantes qu’elles soient, ces victoires devraient surtout l’écarter de la dictature, si elle était admissible.

LE COLONEL OLIVIER. — Quoi ! parce que le général Bonaparte est le plus grand capitaine des temps modernes, l’on devrait lui refuser la dictature ?

LEBRENN. — Oui, parce qu’il ne peut imposer le despotisme à la France qu’en l’éblouissant à force de gloire, et pour acquérir cette gloire, plein de confiance dans son génie de capitaine, il fera guerre sur guerre, non plus ces saintes guerres de la révolution inspirées par la défense du sol de la patrie ou par le généreux désir d’affranchir les peuples. Non ! non ! votre général sera contraint par la force des choses d’entreprendre des guerres d’envahissement et de conquête ; aussi, un jour, ce ne seront plus les rois que l’on verra coalisés contre la France, ce seront les peuples étrangers que le dictateur militaire aura voulu asservir, jaloux d’imiter l’exemple des grands conquérants, César, Alexandre ou Charlemagne ; et alors, malheur ! malheur à la France !

LE COLONEL OLIVIER. — Pourquoi ces sinistres pronostics ? La France n’a-t-elle pas, en 1793, en 1794, vaincu la plus formidable des coalitions ? Elle en triompherait encore, ayant à la tête de ses armées invincibles le plus grand capitaine de l’Europe !

LEBRENN. — Ah ! si la France triomphait alors, c’est que son élan révolutionnaire était irrésistible ! c’est que la foi républicaine pouvait seule enfanter ces prodiges de patriotisme ; c’est qu’alors les rois n’étaient défendus que par leurs armées : les peuples étaient de cœur et de vœux avec la révolution, avec la république, qui leur apportait la délivrance. Il n’en sera pas ainsi lors de ces guerres d’envahissement que rêve sans doute votre général. L’on verra ligués contre lui, non-seulement les rois et leurs armées, mais les nations de l’Europe qu’il aura voulu asservir. D’abord victorieux peut-être, il succombera un jour, parce que les plus grands capitaines ont leurs revers ; parce que les plus vaillants soldats du monde, lorsqu’ils ne sont que des soldats, lorsque la foi ne les rend pas invincibles, finissent