Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/353

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qu’en 89, t’en rappelles-tu, Jean ? Aujourd’hui, comme alors, elle voit le peuple bouillonner, elle s’épouvante, et au lieu de s’allier fraternellement à lui, elle est prête à se jeter, respectueuse, aux pieds de la royauté. Hélas ! il en est d’un grand nombre de bourgeois comme de la noblesse : ils n’ont rien appris, rien oublié.

JEAN LEBRENN. — Rien de plus juste que ta comparaison, chère femme : les 221 ne voulaient qu’un changement de ministère et le maintien de cette charte ridicule ; ils voient la révolution se dresser au milieu de l’agitation des masses, ils reculent, et ils accepteraient maintenant les ordonnances par frayeur des prolétaires.

MARIK. — Et M. Laffitte ? quelle est son attitude ?

JEAN LEBRENN. — Le courage civil ne lui manque pas à lui ; il est calme, souriant ; son hôtel est le rendez-vous du parti orléaniste, lequel s’agite fort, et c’est sur lui qu’il faut surtout avoir les yeux ouverts.

MADAME LEBRENN. — Et La Fayette, mon ami ?

JEAN LEBRENN. — Toujours le même : intrépide dans le péril, mais indécis, flottant, incapable de prendre une résolution ; il est demeuré tel que je l’ai vu, il y a quarante ans, venant protester de son civisme au club des Jacobins, et, le lendemain, commandant la garde nationale qui massacrait, au Champ de Mars, une population inoffensive, parmi laquelle je me trouvais ; et cependant, à ce moment même, La Fayette se jetait au devant de la gueule des canons chargés à mitraille braqués sur nous, ce qui allait rendre le massacre plus horrible encore.

MARIK. — La Fayette est pourtant honnête homme et bon patriote.

JEAN LEBRENN. — Oui, certes, il a joué dix fois sa tête sous la restauration ; mais son caractère politique a des côtés d’une faiblesse déplorable ; ainsi, tantôt arrive chez lui une députation de l’École polytechnique : ces jeunes gens avaient à leur tête l’un de leurs camarades, renvoyé il y a cinq mois dans sa famille ; il avait commis le crime de chanter la Marseillaise. Ce jeune homme, rempli de feu, d’intelligence et d’énergie, se nomme Charras ; il demande des ordres à La Fayette, et se met, lui et ses amis, à sa disposition. Savez-vous ce que leur répond le général ? « Mes enfants, il faut vous tenir tranquilles. »

MARIK. — C’est incroyable !

MADAME LEBRENN. — Et remarquez que le général La Fayette sait parfaitement qu’il risque sa vie, si Charles X est vainqueur dans la lutte qui peut être engagée.