Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 5.djvu/118

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donne à toi, cette abbaye doit, par sa position, devenir un poste militaire important. Je concéderai à l’abbé de ce couvent d’autres terres… s’il en reste. Mais ce n’est pas tout, Berthoald, j’ai pour toi autant d’affection que de confiance… je te fais ce don, voilà pour l’affection ; reste la confiance, je veux t’en donner une grande preuve en t’établissant ici, et te chargeant d’un devoir si important que…

— Karl, pourquoi t’interrompre ? — dit Berthoald en voyant le chef des Franks réfléchir au lieu de continuer de parler.

— Écoute, — reprit Karl après quelques moments de silence. — Depuis près d’un siècle et demi que nous régnons de fait, nous autres, maires du palais… à quoi servaient les rois, ces descendants de Clovis ?

— À quoi ? mais à rien. Ne t’ai-je pas entendu dire cent fois que ces lâches fainéants passaient leur vie à boire, à manger, à jouer, à chasser, à dormir dans les bras de leurs concubines et à aller à la messe pour racheter quelques crimes commis dans la furie du vin ?

— Je t’ai dit, mon garçon, la vérité… Telle était la vie de ces rois fainéants, les bien nommés. Nous autres, maires du palais, nous gouvernions de fait ; à chaque assemblée du champ de Mai, nous tirions un de ces mannequins royaux de sa résidence de Compiègne, de Kersy-sur-Oise ou de Braine ; on vous plantait mon homme sur un char doré, attelé de quatre bœufs, selon la vieille coutume germanique, et, couronne en tête, sceptre en main, pourpre au dos, le visage orné d’une longue barbe postiche (D), s’il était imberbe, afin de lui donner un certain air de majesté, on promenait autour du champ de Mai ce royal simulacre, qui recevait, pour la forme, foi et hommage des duks, des comtes et des évêques, venus à cette assemblée de tous les coins de la Gaule… La comédie jouée, l’on remettait l’idole dans sa boîte jusqu’à l’an suivant. Or, à quoi bon ces momeries ? le vrai roi, le seul roi est celui qui gouverne et se bat ! aussi, n’aimant point le superflu, j’ai supprimé la royauté…