Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/187

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presque jamais ; car, ainsi que vous le verrez, rien de plus illusoire en fait, en pratique, que la prétendue hiérarchie féodale.

L’Église catholique, apostolique et romaine, fidèle à ses traditions séculaires d’envahissement, de fanatisme sanguinaire, de jonglerie, d’usurpation et de cupidité effrénée, imita les seigneurs lorsqu’elle ne les devança pas dans cette voie de spoliations, de violences, de massacres, ou d’infamies sans nom. Les évêques et les abbés se déclarèrent aussi souverains absolus dans leurs évêchés ou dans leurs abbayes ; et, pour ajouter l’hérédité à la souveraineté, grand nombre de ces hommes de Dieu se marièrent, désireux de léguer à leur postérité les biens immenses qu’ils devaient à la ruse, au vol, ou à l’hébétement crédule des fidèles ; généralement dans les familles ecclésiastiques l’on ménageait l’évêché pour l’aîné, l’abbaye pour les cadets ; quant aux filles, on les dotait d’une cure ou d’un canonicat, et leurs époux devenaient, en se mariant, chanoines ou curés. On vit un enfant de dix ans archevêque de Liège, et son père, administrateur du diocèse pendant la minorité de ce marmot-prélat, vendait les bénéfices et percevait les dîmes. Entre autres ménages ecclésiastiques, il y avait en Bretagne quatre évêques mariés, ceux de Quimper, de Vannes, de Rennes et de Dol ; l’on reprochait surtout à ce dernier de piller un peu trop les églises voisines pour doter ses filles ; les femmes des prélats accompagnaient leurs maris à l’autel ; on les appelait prêtresses. Rome donnait le signal des plus abominables scandales : deux papesses, courtisanes lubriques, donnaient et reprenaient, selon leur caprice libertin, la tiare pontificale à leurs amants, et plus tard la papauté tomba entre les mains d’un enfant de neuf ans… Mais laissons ces ignominies catholiques, apostoliques et romaines ; revenons à l’établissement de la féodalité. Citons quelques témoignages d’une irrécusable autorité historique.

Brussel, dans son Examen de l’usage général des fiefs en France pendant les onzième, douzième et treizième siècles (période culminante de la féodalité proprement dite), dit ceci :

« — Les comtes et les ducs ayant, sous les dernières races de nos rois, rendu leurs comtés et leurs duchés héréditaires dans leurs familles, ne tardèrent pas à faire ressentir aux habitants de ces terres qu’ils avaient tout pouvoir sur eux, et les chargèrent de telles coutumes qu’ils voulurent. » (L.II, c. X.)

Eusèbe de Laucrice, dans son Glossaire du Droit français (Droits seigneuriaux, L I, p. 874), dit à ce sujet :

« — Il n’est pas d’éléments que les seigneurs féodaux, qui étaient autrefois de petits tyrans, n’aient tâché de s’approprier pour avoir occasion d’opprimer leurs pauvres habitants et de leur imposer une infinité de droits et de tributs ; l’origine de ces usurpations vient de ce que, anciennement, presque tous les roturiers qui demeuraient à la campagne étaient serfs, en la puissance des seigneurs, et de ce qu’entre seigneurs et leurs serfs, il n’y avait de juge que Dieu seul. »

Et de fait, à l’époque de la féodalité, le sort des serfs, qui composaient la presque totalité de la population, était non moins horrible que celui des esclaves des siècles précédents. Ainsi, nous citerons Beaumanoir, écrivain du temps de la féodalité ; il s’exprime ainsi :

« — Plus courtoise est notre coutume envers les serfs qu’en beaucoup d’autres provinces, où les seigneurs disposent de leurs serfs à vie et à mort. » (Ch 43 des Aveux, p. 258.)

« — Un serf taillable haut et bas (dit Eusèbe de Lauricre ; Glossaire, t. XI, p. 309) c’est-à-dire un serf taillable au plaisir et à la volonté du seigneur. »

Enfin Pierre de Fontaine, autre écrivain des temps féodaux, démontre ainsi naïvement, dans le langage du bon vieux temps (ce temps que rêvent encore les gens du droit divin et du parti prêtre), la différence qui doit exister entre le vilain et le serf.

« — Et, sache bien ke (que) selon Diex (Dieu), tu n’as pas mie pleine poëste (puissance) sur ton vilain. Donc, si tu prends du sien, sauf les redevances k’il te doit, tu prends contre Diex (Dieu) et sur le péril de ton âme, comme robières (voleurs), et ce k’on dit ke toutes les choses ke vilain a, sont à son seigneur, c’est voirs à garder : car s’ils étoient à son seigneur propre, il n’y auroit aucune différence entre serf et vilain. » (Pierre de Fontaine, Conseils à un Ami, ch. XXI.)

D’où il suit que les serfs appartenaient corps et biens à leurs seigneurs ; que disons-nous ? Non-seulement les seigneurs laïques ou ecclésiastiques les taillaient eux et leur famille, à merci et à miséricorde, à vie et à mort, selon la terrible naïveté du langage du temps, mais ces seigneurs, comtes ou abbés, marquis ou chanoines, duks ou évêques, dans l’implacable férocité de leur orgueil possessif, non contents de posséder ces misérables, âme, corps et biens, de vivre de leurs sueurs, de leur sang, étendaient les droits de l’Église et de la seigneurie jusque sur la virginité des femmes de leurs malheureux serfs. Oui, ces droits monstrueux, l’Église catholique les revendiquait comme les seigneurs laïques ;