Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/268

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homme, des millions de serfs et de vilains sont victimes des seigneuries et de l’Église !

— Hélas ! mon père, le cœur me saigne en songeant à ces maux ; mais que faire ?

— Ne pas lâchement courber la tête !... Ah ! mon père parlait en homme vaillant, généreux et sensé, lorsqu’il disait aux autres bourgeois de la ville de Laôn : « — Nous sommes souvent soumis aux exactions ou aux violences de l’évêque, notre seigneur, mais enfin, nous autres citadins, nous jouissons de certaines franchises ; c’est donc à nous, plus intelligents et moins misérables que les serfs des campagnes, d’aider à leur affranchissement, en nous en affranchissant d’abord, et leur donnant ainsi l’exemple de la révolte contre l’oppression ; s’ils se soulèvent d’eux-mêmes contre leurs seigneurs, comme en Bretagne, comme en Normandie, comme en Picardie, mettons-nous à leur tête... N’est-ce pas une honte, une indigne lâcheté de laisser écraser, supplicier ces malheureux pour une cause qui est également la nôtre ! La tyrannie des nobles et des prêtres ne pèse-t-elle pas sur nous ? Ne sommes-nous pas aussi la proie des brigands féodaux, lorsque nous sortons de l’enceinte de nos villes, où nous souffrons déjà tant d’avanies ! » — Mais les paroles de mon père étaient vaines, nos citadins tremblaient à la pensée d’une courageuse rébellion, craignant de risquer leurs biens, d’empirer leur sort ! Ils blâmaient l’audace de mon père ; moi-même devenu riche, je l’ai blâmée, disant comme tant d’autres : « — La condition des serfs est horrible ; mais je n’irai pas aventurer mon avoir et ma vie, en me mettant à la tête d’une insurrection. » — Qu’est-il arrivé de notre lâche et égoïste insouciance ? L’audace des seigneurs a été croissant, nous ne pouvons plus mettre le pied hors des cités, sans être exposés aux brigandages des châtelains. Ah ! mon enfant, je te le répète ! je suis puni d’avoir méconnu les enseignements de mon père... C’est mon juste châtiment, s’il ne frappait que moi, je me résignerais... Mais toi... mais toi !