Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/101

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c’était là de ma part un noble et loyal amour ! Oh ! dites-le moi… N’est-ce pas qu’on ne peut pas… m’accuser de…

Herminie n’acheva pas, ses larmes étouffèrent sa voix.

— Vous accuser ?… — s’écria Ernestine, — mais, mon Dieu ! de quoi vous accuser ? N’êtes-vous pas libre comme M. Gerald, ne vous aime-t-il pas autant que vous l’aimez ? Laborieux tous deux, votre condition est égale…

— Non, — reprit Herminie avec accablement. — Non, nos conditions ne sont pas égales.

— Que dites-vous ?

— Non, elles ne sont pas égales, hélas ! et c’est là mon malheur, car, afin de les égaliser en apparence, Gerald m’a trompée par de faux dehors.

— Oh ! mon Dieu… et qui est-il donc ?

— Le duc de Senneterre.

— Le duc de Senneterre !

S’écria Ernestine, frappée de stupeur et d’effroi pour Herminie, en pensant que Gerald était l’un des trois prétendans à sa main à elle Ernestine, et qu’elle devait se rencontrer avec lui au bal du lendemain. Il abusait donc indignement Herminie, puisqu’il donnait suite à ses prétentions de mariage avec la riche héritière.

Herminie interpréta la muette et profonde stupeur de son amie en l’attribuant au saisissement qu’une pareille révélation lui devait causer, et reprit :

— Eh bien ! dites… Ernestine… suis-je assez malheureuse !

— Oh ! une telle tromperie… c’est infâme… et comment avez-vous pu savoir ?…

— M. de Senneterre, se sentant incapable de supporter plus longtemps, a-t-il dit, la vie de continuelles faussetés que son premier mensonge lui imposait… et n’osant me faire lui-même l’aveu de cette tromperie, il en a chargé M. Olivier.

— Enfin… c’est du moins M. de Senneterre… qui lui-même vous a fait faire cette révélation…

— Oui… et malgré la douleur qu’elle m’a causée… j’ai retrouvé là quelque chose de cette loyauté que j’aimais en lui.

— Sa loyauté ! — s’écria Ernestine avec amertume, — sa loyauté !… et maintenant… il vous abandonne ?…

— Loin de m’abandonner, — reprit Herminie, — il me propose sa main…

— Lui !… M. de Senneterre ?

S’écria Ernestine avec une nouvelle stupeur ; — mais alors, Herminie, — reprit-elle, — pourquoi vous désespérer ainsi ?

— Pourquoi ? — dit la duchesse, — parce qu’une pauvre orpheline comme moi n’achète un pareil mariage… qu’au prix des humiliations les plus dures.

Herminie ne put continuer, car elle entendit sonner.

— Pardon, ma chère Ernestine, — reprit-elle en séchant ses larmes et contenant son émotion, — je crois savoir quelle est la personne qui sonne-là… Je ne puis me dispenser de la recevoir…

— Alors… je vous quitte, Herminie, — dit Ernestine, en reprenant à la hâte son châle et son chapeau, — quoiqu’il me soit bien pénible de vous laisser si triste…

— Attendez du moins que cette personne soit entrée…

— Allez toujours ouvrir, Herminie, pendant que je vais mettre mon chapeau.

La duchesse fit un pas vers la porte ; mais, par un sentiment rempli de délicatesse, réfléchissant à la difformité de M. de Maillefort, elle revint et dit à son amie :

— Ma chère Ernestine… afin d’épargner à la personne que j’attends le petit désagrément que lui causerait peut-être l’expression de votre surprise à la vue de son infirmité… je vous préviens que cette personne est bossue…

Soudain mademoiselle de Beaumesnil se rappela que sa gouvernante lui avait appris que le marquis de Maillefort s’était fait donner l’adresse d’Herminie ; une crainte vague lui fit demander à Herminie avec un embarras mortel :

— Et quelle est cette personne ?

— Un excellent homme, qu’une circonstance étrange m’a fait connaître… car il appartient au grand monde… Mais je crains de trop tarder à ouvrir… Excusez-moi, ma chère Ernestine.

Et Herminie disparut.

Ernestine resta immobile, altérée.

Un invincible pressentiment lui disait que M. de Maillefort allait entrer… la trouver chez Herminie… et, quoique mademoiselle de Beaumesnil dût aux paroles ironiques du marquis le désir, et la volonté de tenter l’épreuve qu’elle avait subie, lors de sa présentation chez madame Herbaut, quoiqu’enfin elle ressentît pour lui une sorte de revirement sympathique, elle ignorait encore jusqu’à quel point elle pouvait compter sur M. de Maillefort, et cette rencontre la désolait.

Ernestine ne s’était pas trompée…

Son amie rentra accompagnée du marquis.

Heureusement Herminie, songeant seulement alors que les rideaux de son alcôve étaient ouverts, se hâta d’aller les fermer, selon son habitude de chaste susceptibilité.

La duchesse, tournant ainsi le dos à Ernestine et à M. de Maillefort pendant quelques secondes, ne put s’apercevoir du saisissement que ces deux personnages éprouvèrent à la vue l’un de l’autre…

M. de Maillefort, en reconnaissant mademoiselle de Beaumesnil, tressaillit de stupeur ; une curiosité remplie d’inquiétude se peignit sur tous ses traits ; il ne pouvait en croire ses yeux… il allait parler, lorsque Ernestine, pâle, tremblante, joignit vivement les mains, en le regardant d’un air si désespéré, si suppliant, que les paroles expirèrent sur les lèvres du marquis.

À ce moment Herminie se retourna ; la figure de M. de Maillefort n’exprimait plus le moindre étonnement ; voulantvmême donner à mademoiselle de Beaumesnil le temps de se remettre, il dit à Herminie :

— Je suis bien indiscret, j’en suis sûr, mademoiselle… je viens… mal à propos peut-être…

— Jamais, monsieur, croyez-le, vous ne viendrez mal à propos… — dit la duchesse. — je vous demanderai seulement la permission de reconduire mademoiselle…

— Je vous en supplie, — dit le marquis en s’inclinant, — je serais désolé que vous fissiez pour moi la moindre cérémonie.

Il fallut à mademoiselle de Beaumesnil un grand empire sur elle-même pour ne pas trahir son trouble ; heureusement la petite entrée qui précédait la chambre d’Herminie était obscure, et, l’altération subite des traits d’Ernestine échappant à son amie, elle lui dit :

— Ernestine… après ce que je viens de vous confier, je n’ai pas besoin de vous dire combien votre présence me sera nécessaire… Hélas ! je ne croyais pas devoir mettre si tôt votre amitié à l’épreuve… Par grâce, Ernestine… par pitié… ne me laissez pas trop longtemps seule… si vous saviez combien… je vais souffrir !… Car je ne puis plus espérer de revoir Gerald… ou l’espérance qui me reste est si incertaine… que je n’ose y compter… Je vous expliquerai tout cela… Mais, je vous en conjure, ne me laissez pas longtemps sans vous voir…

— Oh ! croyez bien, Herminie, que je viendrai le plus tôt que je pourrai… et ce ne sera pas ma faute… si…

— Hélas ! je comprends… Votre temps appartient au travail… parce qu’il vous faut travailler pour vivre… C’est comme moi : malgré ma douleur, il va falloir que, dans une heure… je commence… ma tournée de leçons… Mes leçons, mon Dieu ! mon Dieu !… et c’est à peine si j’ai la tête à moi… Mais, pour nous autres, ce n’est pas tout que de souffrir… il faut vivre !

Herminie prononça ces derniers mots avec une si déchirante amertume que mademoiselle de Beaumesnil se jeta au cou de son amie en fondant en larmes.

— Allons, j’aurai du courage, Ernestine, — lui dit Herminie en répondant à son étreinte, — je vous le promets… je me contenterai du peu de temps que vous me donnerez, j’attendrai… et je me souviendrai, — ajouta la pauvre duchesse, en tâchant de sourire. — Oui… me souvenir de vous