Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/103

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tine… vient d’échapper… ce matin… a sans doute altéré mes traits, monsieur.

Le marquis, certain qu’Herminie souffrait d’un chagrin qu’elle voulait tenir caché, n’insista pas par discrétion, et reprit :

— Ainsi que vous me le dites, ma chère enfant… cette émotion aura sans doute ainsi altéré vos traits ; heureusement le péril est passé ; mais, dites-moi, il me faut bien vous l’avouer, ma visite est intéressée… très intéressée…

— Puissiez-vous dire vrai, monsieur !

— Je vais vous le prouver… Vous savez, ma chère enfant, que je me suis fait un scrupule d’honneur d’insister désormais auprès de vous… à propos du grave motif qui m’a amené ici pour la première fois.

— Oui, monsieur… et je vous ai su gré de n’être pas revenu sur un sujet si pénible pour moi.

— Il faut cependant que je vous parle, sinon de madame de Beaumesnil, du moins de sa fille, — dit le marquis en attachant un regard pénétrant, attentif, sur Herminie, afin de découvrir (quoiqu’il fût à peu près certain du contraire), si la jeune fille savait que sa nouvelle amie était mademoiselle de Beaumesnil ; mais il ne conserva pas le moindre doute sur l’ignorance d’Herminie à ce sujet, car elle répondit sans le plus léger embarras :

— Vous avez à me parler de la fille de madame de Beaumesnil, monsieur ?

— Oui, ma chère enfant… je ne vous ai pas caché l’amitié dévouée qui m’attachait à madame de Beaumesnil, ses recommandations dernières au sujet d’une jeune personne orpheline… jusqu’ici inconnue… introuvable, malgré mes recherches ; je vous ai dit aussi les vœux non moins chers de la comtesse au sujet de sa fille Ernestine… Différentes raisons qui ne sont, croyez-moi, d’aucun intérêt pour vous… font que j’aurais le plus grand désir, dans l’intérêt de mademoiselle de Beaumesnil, de vous voir rapprochée d’elle…

— Moi, monsieur, — dit vivement Herminie en songeant au bonheur de connaître sa sœur ; — et comment me rapprocher de mademoiselle de Beaumesnil ?…

— D’une manière bien simple… et dont on vous avait déjà, je crois, parlé… lorsque vous vous êtes si noblement conduite envers madame de La Rochaiguë.

— En effet, monsieur, l’on m’avait fait espérer que je serais appelée auprès de mademoiselle de Beaumesnil pour lui donner des leçons de piano…

— Eh bien ! ma chère enfant, la chose est arrangée.

— Vraiment, monsieur !

— J’en ai parlé hier au soir à madame de La Rochaiguë. Elle doit vous proposer aujourd’hui ou demain comme maîtresse de piano à mademoiselle de Beaumesnil ; je ne doute pas qu’elle n’accepte… Quant à vous… ma chère enfant… d’abord, je ne prévois pas de refus probable… de votre part…

— Oh ! bien loin de là, monsieur !

— Et d’ailleurs, ce que je vous demande pour la fille… — dit le baron avec émotion, — je vous le demande au nom de sa mère, pour qui… vous aviez un si tendre attachement…

— Vous ne pouvez douter, monsieur, de l’intérêt que m’inspirera toujours mademoiselle de Beaumesnil… mais les relations que j’aurai avec elle devant se borner à des leçons de piano…

— Non pas…

— Comment, monsieur ?

— Vous sentez bien, ma chère enfant, que je ne me serais pas donné assez de peine pour amener ce rapprochement entre mademoiselle de Beaumesnil et vous… s’il devait se borner à des leçons de piano données et reçues…

— Mais, monsieur…

— Il s’agit d’intérêts sérieux, ma chère enfant, qui ne peuvent être mieux placés qu’entre vos mains.

— Alors, monsieur… expliquez-vous… de grâce.

— Je vous en dirai davantage, — reprit le marquis souriant à demi, en pensant à la douce surprise d’Herminie lorsqu’elle reconnaîtrait mademoiselle de Beaumesnil dans l’orpheline brodeuse, sa meilleure amie, — je m’expliquerai tout-à-fait lorsque vous aurez vu votre nouvelle écolière.

— En tous cas, monsieur, croyez que je regarderai toujours comme un devoir d’obéir à vos inspirations ; je serai prête à aller chez mademoiselle de Beaumesnil lorsqu’elle me fera sa demande…

— C’est moi qui me charge de vous présenter à elle…

— Oh ! tant mieux… monsieur…

— Et si vous le voulez… samedi… matin… à cette heure-ci… je viendrai vous prendre…

— Je vous attendrai, monsieur, et je vous remercie de m’épargner l’embarras de me présenter seule…

— Un mot… de recommandation… ma chère enfant, dans l’intérêt de mademoiselle de Beaumesnil… Personne ne sait, personne ne doit savoir que sa pauvre mère m’a fait appeler près d’elle à ses derniers instans. Il faut que l’on ignore aussi le profond attachement que je ressentais pour la comtesse… Vous garderez le plus profond silence à ce sujet… dans le cas où monsieur ou madame de La Rochaiguë vous parleraient de moi ?

— Je me conformerai à vos intentions, monsieur…

— Ainsi donc, ma chère enfant, — dit le bossu en se levant, — à… samedi, c’est convenu… Je me fais une joie de vous présenter à mademoiselle de Beaumesnil… et je suis certain que vous-même… vous trouverez… à cette entrevue… un charme auquel… vous ne vous attendez pas.

— Je l’espère… monsieur, — répondit Herminie, presque avec distraction, car, voyant le marquis sur le point de sortir, elle ne savait comment aborder une question dont elle se préoccupait depuis l’arrivée du bossu ; elle lui dit donc en tâchant de paraître très calme :

— Auriez-vous la bonté, monsieur… avant de vous en aller, de me donner, si toutefois cela vous est possible, quelques renseignemens que j’aurais à vous demander ?

— Parlez, ma chère enfant, — dit M. de Maillefort en se rasseyant.

— Monsieur le marquis… dans le grand monde où vous vivez, — reprit Herminie avec un embarras mortel, — auriez-vous eu l’occasion de rencontrer… madame la duchesse de Senneterre ?

— J’étais l’un des bons amis de son mari, et j’aime extrêmement son fils, le duc de Senneterre actuel, un des plus dignes jeunes gens que je connaisse… Hier encore, — ajouta le bossu avec émotion, — j’ai acquis une nouvelle preuve de la noblesse de son caractère.

Une légère rougeur monta au front d’Herminie en entendant louer spontanément Gerald par un homme qu’elle respectait autant que M. de Maillefort. Celui-ci reprit, assez étonné :

— Mais quels renseignemens voulez-vous avoir sur madame de Senneterre, ma chère enfant ? Vous aurait-on proposé de donner des leçons de musique à ses filles ?

Merveilleusement servie par ces paroles du bossu, qui la sortaient d’une grande difficulté, celle de donner un prétexte à ses questions, Herminie répondit, malgré la répugnance que lui causaient le mensonge et la feinte :

— Oui, monsieur, une personne m’a dit que peut-être… on me procurerait des leçons dans cette grande maison… mais avant de donner suite à cette proposition très vague… il est vrai… je désirais savoir… si je puis attendre de madame la duchesse de Senneterre… certains… égards… que la susceptibilité peut-être exagérée de mon caractère… me fait rechercher avant tout… En un mot, monsieur, je voudrais savoir si madame de Senneterre… est naturellement bienveillante… et si l’on ne trouve pas en elle cette fierté… cette morgue hautaine… que l’on rencontre quelquefois chez les personnes d’une condition si élevée ?

— Je vous comprends à merveille, et je suis enchanté que vous vous adressiez à moi ; vous connaissant comme je vous connais, chère et orgueilleuse fille que vous êtes… je vous dirai : n’acceptez pas de leçons dans cette maison-là…