Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/106

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les soupçons du pieux jeune homme ; mais il s’inquiéta médiocrement de cette hostilité, se croyant certain, d’après les rapports de mademoiselle Héléna de La Rochaiguë, non-seulement que personne n’était alors sur les rangs pour épouser mademoiselle de Beaumesnil, mais que celle-ci l’avait particulièrement distingué, lui, Macreuse, et qu’elle avait paru touchée de sa douleur et de sa piété.

M. de Macreuse, plein d’espoir, s’assura d’abord que mademoiselle de Beaumesnil ne se trouvait dans aucun salon, et il attendit son arrivée avec impatience, bien résolu d’épier le moment opportun pour l’engager à danser… l’un des premiers… le premier, s’il le pouvait.

— A-t-on idée d’une impudence égale à celle de M. de Macreuse ! — dit madame de Senneterre outrée à madame de Mirecourt, lorsque le protégé de l’abbé Ledoux fut éloigné.

— En vérité, ma chère duchesse, ce que vous m’apprenez m’étonne à un point extrême : et quand on pense que l’on citait partout M. de Macreuse comme un modèle de conduite et de piété !…

— Oui, il est joli, le modèle… je vous en dirai bien d’autres sur son compte…

Et s’interrompant, madame de Senneterre s’écria :

— Enfin, voilà mademoiselle de Beaumesnil… ah ! quel malheur que Gerald ne soit pas ici !…

— Allons, consolez-vous, ma chère duchesse, du moins mademoiselle de Beaumesnil n’entendra parler que de votre fils pendant toute la soirée… Restez là… je vais vous amener cette chère petite… vous et la baronne ne la quitterez pas.

Et madame de Mirecourt se leva pour aller au-devant de mademoiselle de Beaumesnil, qui arrivait accompagnée de M. et de madame de La Rochaiguë : la jeune fille donnait le bras à son tuteur.

Un bourdonnement sourd, causé par ces mots échangés à voix basse : C’est mademoiselle de Beaumesnil, provoqua bientôt dans tous les salons un mouvement général, et un flot de curieux encombra l’embrasure des portes du salon où se trouvait Ernestine.

Ce fut au milieu de cette agitation, de cet empressement causé par son arrivée, que la plus riche héritière de France, baissant les yeux sous les regards attachés sur elle de toutes parts, fit, comme on dit, son entrée dans le monde.

La pauvre enfant comparait, à part soi, dans une ironie méprisante, cette impatience, cette avidité de la voir et surtout d’être aperçu d’elle, ces murmures d’admiration que quelques habiles même firent entendre sur son passage, à l’accueil si complètement indifférent qu’elle avait reçu le dimanche passé chez madame Herbaut : aussi se sentait-elle de plus en plus résolue de pousser aussi loin que possible la contre-épreuve qu’elle venait chercher, voulant savoir une fois pour toutes à quoi s’en tenir sur la dignité, sur la sincérité de ce monde où elle semblait destinée à vivre.

Mademoiselle de Beaumesnil, au grand désespoir des La Rochaiguë, et avec une soudaine opiniâtreté qui les avait confondus et dominés, avait voulu être aussi modestement vêtue que lorsqu’elle s’était présentée chez madame Herbaut ; une simple robe de mousseline blanche et une écharpe bleue, en tout pareilles à celles qu’elle portait le dimanche précédent, telle était la toilette de l’héritière, qui, dans cette courte épreuve, voulait paraître sans plus ni moins d’avantages que lors de la première.

— Ernestine avait même eu la pensée de s’accoutrer le plus ridiculement du monde, presque certaine que les louanges pleuvraient de toutes parts sur la charmante originalité de sa toilette ; mais elle renonça bientôt à cette folie, en songeant que cette nouvelle épreuve était chose grave et triste.

Ainsi que cela avait été convenu à l’avance entre mesdames de Mirecourt, de Senneterre et de la Rochaiguë, dès son arrivée dans le bal, mademoiselle de Beaumesnil, traversant avec peine les groupes de plus en plus empressés sur son passage, et conduite par la maîtresse de la maison, alla prendre place dans le vaste et magnifique salon où l’on dansait.

Madame de Mirecourt laissa Ernestine en compagnie de madame de La Rochaiguë et de madame de Senneterre, que la baronne venait de rencontrer… par hasard.

Non loin du canapé où était assise l’héritière, se trouvaient plusieurs charmantes jeunes filles, aussi belles et beaucoup plus élégamment parées que les reines du bal de madame Herbaut ; mais tous les regards étaient tournés vers Ernestine.

— Ce soir je ne manquerai pas de danseurs, — pensait elle, — je ne serai pas invitée par charité… toutes ces charmantes personnes seront, sans doute, délaissées pour moi.

Pendant que mademoiselle de Beaumesnil observait, se souvenait et comparait, madame de Senneterre dit tout bas à madame de La Rochaiguë que, malheureusement, Gerald était si gravement malade qu’il lui serait impossible de venir au bal, et il fut convenu que l’on ne laisserait danser Ernestine que fort peu, avec des personnes très prudemment choisies.

Pour arriver à ce résultat, madame de La Rochaiguë dit à Ernestine :

— Ma chère belle, vous pouvez juger de l’étourdissant effet que vous produisez, malgré l’inconcevable simplicité de votre toilette ; je vous l’avais toujours prédit, sans la moindre exagération, vous le voyez bien… aussi allez-vous être accablée d’invitations… mais comme il ne convient pas que vous dansiez indifféremment avec tout le monde, lorsqu’il me paraîtra que vous pouvez accepter un engagement, j’ouvrirai mon éventail ; si au contraire je le tiens fermé… vous refuserez en disant que vous dansez fort peu… et que vous ayez déjà trop d’invitations.

À peine madame de La Rochaiguë venait-elle de faire cette recommandation à Ernestine que l’on se mit en place pour la contredanse.

Plusieurs jeunes gens, qui mouraient d’envie d’engager mademoiselle de Beaumesnil, hésitaient cependant, croyant avec raison manquer aux convenances en la priant au moment même de son entrée dans le bal.

M. de Macreuse, moins scrupuleux et plus adroit, n’hésita pas une seconde ; il fendit rapidement la foule et vint timidement prier Ernestine de lui faire l’honneur de danser la contredanse qui commençait.

Madame de Senneterre, stupéfaite de ce qu’elle appelait l’audace inouïe de ce M. de Macreuse, se pencha vivement à l’oreille de madame de La Rochaiguë pour lui dire de faire signe à Ernestine de refuser ; il était trop tard.

Mademoiselle de Beaumesnil, très impatiente de se trouver pour ainsi dire en tête à tête avec M. de Macreuse, accepta vivement son invitation, sans attendre le jeu de l’éventail de madame de La Rochaiguë, et, au grand étonnement de celle-ci, elle se leva, prit le bras du pieux jeune homme, et alla se placer à la contredanse.

— Ce misérable-là est d’une insolence effrayante, — dit la duchesse courroucée.

Mais elle s’interrompit soudain et s’écria avec l’expression de la joie la plus vive, la plus inattendue, en s’adressant à madame de La Rochaiguë :

— Ah ! mon Dieu, c’est lui !

— Qui cela ?

— Gerald…

— Quel bonheur !… Où donc le voyez-vous, ma chère duchesse ?

— Là-bas dans l’embrasure de cette fenêtre… Pauvre enfant, comme il est pâle, — ajouta la duchesse avec émotion, — quel courage il lui faut !… Ah ! nous sommes sauvées…

— En effet… c’est lui, — dit madame de La Rochaiguë, non moins joyeuse que son amie. — M. de Maillefort est auprès de lui. Ah ! le marquis ne m’a pas trompée… il m’avait bien promis d’être dans mes intérêts, depuis qu’il sait qu’il s’agit de M. de Senneterre.