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Pendant que madame de Senneterre faisait signe à Gerald qu’il y avait une place vacante à côté d’elle, M. de Macreuse et mademoiselle de Beaumesnil figuraient à la même contredanse.


XLVI.


Mademoiselle de Beaumesnil avait vivement saisi l’occasion de se rapprocher de M. de Macreuse ; elle comptait sur cet entretien pour savoir si sa défiance envers ce prétendant était fondée. Elle inclinait à le croire, le protégé de l’abbé Ledoux ayant déclaré à mademoiselle Héléna qu’il avait ressenti, à la vue de mademoiselle de Beaumesnil, une impression soudaine, irrésistible

Or, d’après l’épreuve tentée chez madame Herbaut, l’héritière savait à quoi s’en tenir sur les impressions soudaines… irrésistibles… que sa beauté devait produire.

Cependant, songeant aux diverses circonstances qui lui avaient fait remarquer M. de Macreuse, se rappelant la douleur si profonde qu’il semblait ressentir de la perte de sa mère, la charité dont il faisait preuve par ses aumônes, et surtout les angéliques et rares vertus… à propos desquelles mademoiselle Héléna s’exclamait incessamment… Ernestine voulut, ainsi qu’on dit vulgairement, avoir le cœur net à l’endroit de ce modèle de toutes les qualités du cœur et de l’esprit.

— M. de Macreuse, — pensa-t-elle, — m’avait beaucoup intéressé… son extérieur est agréable… sa mélancolie touchante… et, sans la révélation de M. de Maillefort, qui m’a mise en défiance de moi-même et des autres, peut-être aurais-je senti quelque penchant pour M. de Macreuse… peut-être, séduite par ses rares et hautes qualités… dont on me parlait si souvent… obéissant, à mon insu, à l’influence de mademoiselle Héléna, et cédant au choix qu’elle m’indiquait… peut-être… j’aurais épousé M. de Macreuse, qui devait, dit-on, assurer le bonheur de ma vie. Voyons donc quel choix j’aurais fait… J’ai, pour reconnaître la sincérité du mensonge… un moyen infaillible.

M. de Macreuse, rempli de confiance par les communications d’Héléna, comprenant l’importance décisive de cet entretien, s’était dès longtemps préparé, ainsi qu’il l’avait dit à l’abbé Ledoux, à jouer serré.

Lorsqu’il eut le bras d’Ernestine sous le sien, le pieux jeune homme parut donc tressaillir subitement, et la jeune fille sentit l’espèce de frissonnement qui parcourut le bras de son danseur.

Une fois en place, par deux fois M. de Macreuse essaya d’adresser la parole à mademoiselle de Beaumesnil ; mais il sembla dominé par une émotion si vive, si naturelle, qu’il rougit très visiblement. L’abbé Ledoux avait enseigné à son protégé un moyen de rougir presque infaillible ; c’était de baisser la tête pendant quelques secondes en retenant sa respiration.

Cette émotion, très habilement placée d’ailleurs, occupait justement les premiers momens de la contredanse, pendant lesquels M. de Macreuse n’avait pu échanger que peu de paroles avec mademoiselle de Beaumesnil.

Du reste, par un prodige d’art et de tact, le fondateur de l’Œuvre de Saint-Polycarpe trouva le moyen, non-seulement d’échapper au ridicule auquel s’expose presque forcément un homme obligé de danser, tout en affectant les apparences d’une profonde mélancolie ; mais encore il sut être aux yeux de mademoiselle de Beaumesnil presque intéressant malgré les évolutions chorégraphiques auxquelles il se voyait contraint.

M. de Macreuse était d’ailleurs assez bien servi par son extérieur. Vêtu tout de noir, chaussé et ganté avec un soin irréprochable, la coupe de son habit était élégante, et le satin de sa cravate noire seyait parfaitement à sa figure blonde et régulière ; sa taille, quoique un peu replète, ne manquait pas d’aisance, et, selon l’habitude, au lieu de danser, il marchait seulement en mesure ; sa démarche avait ainsi une sorte de lenteur gracieuse, mêlée parfois de soudains accablemens… comme s’il eût traîné le poids douloureux de quelque grand chagrin.

Deux ou trois fois cependant, le pieux jeune homme jeta sur mademoiselle de Beaumesnil un regard navrant et résigné, qui semblait lui dire :

« Je suis étranger aux plaisirs du monde… déplacé dans ces fêtes dont mes chagrins m’éloignent… mais ce contraste pénible entre ma peine et les joies qui m’entourent, je le subis… parce que je n’ai pas d’autre moyen de me rapprocher de vous. »

Le disciple chéri de l’abbé Ledoux appartenait à une haute école d’excellens comédiens, dans laquelle on travaillait soigneusement la mimique en général, et, en particulier, les regards à la fois significatifs, mais contenus, les soupirs expressifs, mais discrets, le tout congruement accommodé de roulement d’yeux, de mines contrites, béates ou candides, et parfois enflammées d’une ardeur mystique ; aussi le triomphe de M. de Macreuse fut-il complet, en cela que mademoiselle de Beaumesnil, malgré la défiance dont elle était dominée, ne put s’empêcher de se dire :

— Pauvre M. de Macreuse ! il est en effet bien pénible pour lui de se trouver égaré dans cette fête à laquelle il doit prendre si peu de part, abîmé comme il l’est dans le désespoir que lui cause la mort de sa mère…

Mais la défiance d’Ernestine reprenant le dessus :

— Alors, pourquoi vient-il ici ? — se demanda-t-elle. — Peut-être est-il seulement guidé par une arrière-pensée cupide ? C’est donc dans une honteuse espérance qu’il oublie ses chagrins et ses regrets.

M. de Macreuse ayant enfin trouvé un moment opportun pour entamer une conversation de quelque durée avec Ernestine, se prit d’abord à rougir de nouveau et lui dit de sa voix la plus timide, la plus onctueuse, la plus pénétrante :

— Je dois en vérité, mademoiselle, vous paraître… bien gauche… bien ridicule.

— Pourquoi cela, monsieur ?

— Depuis le commencement de cette contredanse, je n’ai pas encore… osé… vous adresser une seule… parole… mademoiselle… mais… le trouble… la crainte…

— Je vous fais peur… monsieur ?

— Hélas !… oui, mademoiselle.

— Mais, monsieur… ceci n’est pas galant du tout.

— Je ne sais pas dire de galanterie, mademoiselle, — répondit le Macreuse avec une tristesse fière, — je n’ai pour moi que la sincérité : je vous parle de la crainte que vous m’inspirez… cette crainte est réelle.

— Et comment, monsieur, vous causai-je cette crainte ?

— En bouleversant ma vie, ma raison… mademoiselle, car, du moment où je vous ai vue, sans vous connaître… votre image s’est placée…entre moi et les deux seuls objets de ma religieuse adoration… alors je suis resté aussi troublé qu’ébloui ; j’avais jusqu’ici vécu pour prier Dieu… et pour chérir ou regretter ma mère… tandis que maintenant…

— Mon Dieu ! monsieur, que c’est donc ennuyeux tout ce que vous me contez là !… Cela vous étonne ? c’est pourtant la vérité ; car d’abord, moi, voyez-vous ? — ajouta mademoiselle de Beaumesnil, en affectant, de ce moment, le ton impérieux et dégagé d’un enfant ridiculement gâté, — j’ai l’habitude de dire tout ce qui me passe par la tête… à moins que je ne sois forcée de faire l’hypocrite.

Que l’on juge si M. de Macreuse fut surpris de cette interruption, et surtout de la façon dont elle était formulée, lui qui, selon le rapport de mademoiselle Héléna, espérait et croyait trouver dans Ernestine une enfant naïve… si ce n’est sotte, et toute en Dieu ; aussi avait-il, d’après cette donnée, composé un maintien et un langage parfaitement