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tait un moyen d’arriver à l’offre que je vous ai faite et que je vous réitère. Maintenant, vous me demanderez peut-être pourquoi, ayant la conviction de pouvoir vous faire retirer la tutelle de mademoiselle de Beaumesnil, je ne le fais pas tout d’abord ?

— Oui, monsieur, je vous adresserai cette simple question, — dit le baron de plus en plus accablé.

— Ma réponse sera bien simple, mon cher monsieur, je ne crois pas que, parmi les personnes à qui serait confiée cette tutelle, il y ait un homme d’assez de cœur et d’esprit pour comprendre que la plus riche héritière de France peut épouser un galant homme, sans nom et sans fortune… Or, comme j’aurais difficilement sur un autre tuteur le moyen d’action que j’ai sur vous, ce changement de tutelle ne peut qu’être défavorable à mes projets, puisqu’il vous porte un coup irréparable… Maintenant, réfléchissez et choisissez ; demain, je vous attendrai chez moi avant dix heures.

Et le marquis sortit, laissant M. de La Rochaiguë dans une pénible perplexité.


LVIII.


C’était le surlendemain du jour où M. de Maillefort avait eu tour à tour une entrevue avec madame de Senneterre et M. de La Rochaiguë.

Herminie, seule chez elle, semblait en proie à une vive anxiété ; bien souvent elle interrogea sa petite pendule d’un regard impatient ; tressaillant au moindre bruit, elle tournait parfois sa tête du côté de la porte.

On lisait sur la physionomie de la duchesse une angoisse égale à celle qu’elle avait ressentie quelque temps auparavant, en attendant de minute en minute le terrible M. Bouffard.

Et pourtant… ce n’était pas la visite de M. Bouffard, mais celle de M. de Maillefort, qui causait l’agitation de la jeune fille.

Les fleurs de la coquette petite chambre d’Herminie venaient d’être renouvelées, ainsi que les rideaux de mousseline des fenêtres ouvertes, derrière lesquelles les persiennes vertes donnant sur le jardin étaient fermées.

La duchesse semblait avoir fait son ménage avec encore plus de soin que de coutume : elle avait mis sa plus belle robe, une robe de lévantine noire montante, avec un col et des manchettes tout unies d’une blancheur éblouissante.

Herminie, seulement parée de ses magnifiques cheveux blonds, brillans des plus doux reflets, n’avait jamais été d’une beauté plus noble et plus touchante ; car, depuis quelque temps, son visage avait pâli sans rien perdre de son éblouissant éclat.

La duchesse venait encore de prêter l’oreille du côté de la porte, lorsqu’elle crut entendre un léger bruit de pas derrière les persiennes fermées qui donnaient sur le jardin ; elle allait se lever pour éclaircir ses doutes, lorsque la clé de sa porte tourna dans la serrure, et madame Moufflon introduisit M. de Maillefort.

Celui-ci, à peine entré, dit à la portière :

— Dans quelques instans une dame viendra demander mademoiselle Herminie… vous l’introduirez.

— Oui, monsieur, — répondit madame Moufflon en se retirant.

En entendant ces mots du marquis :

Une dame viendra demander mademoiselle Herminie, la jeune fille s’avança vivement auprès de M. de Maillefort, et lui dit :

— Mon Dieu !… monsieur… cette dame… qui doit venir ?…

C’est elle ! — répondit le marquis rayonnant de joie et d’espérance, — oui… elle va venir.

Puis voyant Herminie pâlir et trembler de tous ses membres, le bossu s’écria :

— Mon enfant… qu’avez-vous ?…

— Ah ! monsieur… — dit la duchesse d’une voix faible, — je ne sais, mais maintenant… j’ai peur…

— Peur… lorsque madame de Senneterre vient faire auprès de vous… cette démarche inespérée… que vous avez si dignement exigée ?

— Hélas ! monsieur, à cette heure seulement… je comprends la témérité… l’inconvenance, peut-être, — de mon exigence.

— Ma chère enfant ! — s’écria le bossu avec la plus-vive inquiétude, — pas de faiblesse, vous perdriez tout… Soyez envers madame de Senneterre ce que vous êtes naturellement : modeste sans humilité… digne sans arrogance, et cela ira bien… je l’espère…

— Ah ! monsieur, lorsque hier… vous m’avez fait-entrevoir la possibilité de la visite de madame de Senneterre… je croyais éprouver une joie folle si cette espérance se réalisait… et, à cette heure, je ne ressens que frayeur et angoisse.

— La voilà !… pour Dieu ! du courage, mon enfant, et songez à Gerald… — s’écria le bossu en entendant une voiture s’arrêter à la porte.

— Monsieur, — murmura la duchesse d’une voix suppliante en prenant la main du marquis, — ayez pitié de moi… je n’oserai jamais… oh ! je me sens mourir…

— La malheureuse enfant, — pensa le marquis, elle va se perdre !

À ce moment la porte s’ouvrit.

Madame de Senneterre parut.

C’était une femme de haute taille, très maigre, et qui avait, ainsi que l’on dit : le plus grand air du monde.

Elle entra, la tête altière, le regard insolent, le sourire dédaigneux et contracté ; son visage était très coloré ; elle semblait difficilement contenir une violente agitation intérieure.

C’est qu’en effet madame de Senneterre était violemment agitée.

Cette femme, d’une absurde et indomptable vanité, était partie de chez elle très décidée à faire auprès d’Herminie la démarche que M. de Maillefort exigeait, et en retour de laquelle il promettait d’adopter la jeune fille. Madame de Senneterre s’était donc proposé de se montrer seulement froide et polie dans cette visite, qui coûtait tant à son amour-propre… Mais lorsque le moment de cette entrevue approcha, mais lorsque cette arrogante créature pensa que, dans quelques minutes, elle, duchesse de Senneterre, allait être obligée de se présenter comme demanderesse chez une misérable jeune fille qui vivait de son travail, l’implacable vanité de la grande dame se révolta en elle, la colère l’emporta ; elle perdit la tête, et oubliant les avantages considérables que ce mariage pouvait apporter à son fils, oubliant qu’après tout c’était à la fille adoptive du prince-duc de Haut-Martel qu’elle venait rendre visite, et non à la pauvre artiste, madame de Senneterre se présenta chez Herminie, non plus avec des idées de conciliation, mais avec la résolution de traiter cette insolente comme le méritait l’audace de ses prétentions.

À l’aspect de la physionomie hautaine, agressive et sourdement courroucée de madame de Senneterre, le marquis, non moins surpris qu’épouvanté, devina le revirement subit des idées de la mère de Gerald ; il se dit avec désespoir :

— Tout est perdu…

Quant à Herminie, elle n’avait pas, ainsi qu’on dit, une goutte de sang dans les veines. Sa charmante figure était devenue d’une pâleur mortelle ; ses lèvres, presque bleues, tremblaient convulsivement… elle tenait ses yeux fixés et baissés… il lui fut impossible de faire un pas, de trouver une parole…

Quoi que lui eût dit M. de Maillefort sur la jeune per-