Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/135

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l’arrondissement où j’ai mes propriétés… ayant un député à élire, ont imaginé de se réunir, et de m’offrir de les représenter…

— Vous, monsieur le marquis ?

— Moi, en personne ; jugez un peu de l’idée que l’on se ferait de ces gaillards-là… d’après leur représentant ?… On se figurerait, en me voyant, que je suis mandataire d’une colonie fondée par Polichinelle.

Cette saillie du marquis excita l’hilarité du baron, qui la témoigna en montrant de nouveau ses longues dents à plusieurs reprises.

— Si encore mon arrondissement était un pays de montagnes, — ajouta le marquis en indiquant sa bosse d’un geste railleur, afin d’entretenir le baron dans sa belle humeur, — mon élection aurait du moins un sens…

— En vérité, marquis, — dit M. de La Rochaiguë, dont l’hilarité redoublait, — vous faites les honneurs de vous-même avec une bonne grâce… un esprit…

— Eh ! mon cher baron, criez donc : vive ma bosse ! car vous ne savez pas tout ce que vous lui devrez peut-être !… que dis-je ?… tout ce que notre opinion lui devra.

— Moi… notre opinion… nous devrons quelque chose à votre… — et le baron hésita, — à votre… à votre gibbosité ?

— Gibbosité est merveilleusement parlementaire, baron… vous êtes né pour la tribune… et, comme je vous le disais bien : si vous le voulez, vous êtes député avant un mois…

— Mais encore une fois, marquis, expliquez-vous, de grâce.

— Rien de plus simple : soyez député à ma place.

— Vous plaisantez ?

— Pas du tout ! je ferais rire la chambre, vous la captiverez ; notre opinion y gagnera ; je m’engage à vous présenter à deux ou trois délégués de mes électeurs, qui, depuis des années, ont forcément la majorité dans ce collège, et je vous ferai accepter par eux à ma place… Aujourd’hui je leur écris, après-demain ils seront ici par le chemin de fer, et le surlendemain les paroles sont données, la chose faite.

— En vérité, marquis, je ne sais si je rêve ou si je veille… vous que j’avais jusqu’ici pris pour mon ennemi…

La haine d’une femme, baron, ou, si vous l’aimez mieux, la haine d’un ami politique.

— C’est à n’y pas croire !

— Seulement, mon cher baron par cela même que j’ai ruiné vos absurdes projets de pairie, tout en vous empêchant (sans reproche) de marier votre pupille à un misérable, je tiens à vous faire député en la mariant à un digne jeune homme, qu’elle aime et qui l’aime.

À ces mots, M. de La Rochaiguë fit un bond sur sa chaise, jeta sur le marquis un regard soupçonneux et lui répondit froidement :

— Monsieur le marquis… j’étais votre jouet ; j’ai donné, comme un sot, dans le piége.

— Quel piége, mon cher baron ?

Votre haine d’une femme, cette prétendue colère que vous inspirait la mauvaise direction de ma ligne politique, vos louanges, vos propositions de me faire député à votre place, tout cela cachait une arrière-pensée ; heureusement : je la devine… je la démasque… je la dévoile.

— Vous serez infailliblement ministre des affaires étrangères, baron, si vous témoignez toujours d’une perspicacité pareille !

— Trêve de plaisanteries, monsieur.

— Soit, mon cher monsieur, de deux choses l’une… ou je me suis moqué de vous… en prenant au sérieux vos prétentions politiques… ou je vois en vous l’étoffe d’un homme d’État : choisissez une des deux hypothèses : c’est pour vous une affaire de conscience. Maintenant, réduisons la chose à sa plus simple expression : votre pupille a fait un choix excellent, je vous le démontrerai ; consentez à son mariage, et je vous fais élire député, voici le beau côté de la médaille.

— Ah !… il y a deux côtés ? — fit le baron en ricanant.

— Naturellement. Je vous ai montré le beau, voici le vilain : Vous avec indignement abusé, vous, votre sœur et votre femme… de la tutelle qui vous a été confiée…

— Monsieur !…

— J’ai des preuves… Tous trois vous avez tramé ou favorisé d’odieuses intrigues, dont mademoiselle de Beaumesnil devait être victime… De tout cela, j’ai des preuves, je vous le répète, et mademoiselle de Beaumesnil elle-même se joindra à moi pour dévoiler ces menées de vous et des vôtres.

— Et à qui, monsieur, fera-t-on cette belle dénonciation, s’il vous plaît ?

— À un conseil de famille dont mademoiselle de Beaumesnil demandera la convocation immédiate… Le résultat de cette mesure, vous le devinez : votre forfaiture avérée… la tutelle d’Ernestine vous est enlevée.

— Nous verrons, monsieur, nous verrons !

— Certainement, vous serez, pour voir cela… placé le mieux du monde ; maintenant choisissez, consentez au mariage et vous êtes député… Refusez, la tutelle vous est enlevée avec un tel éclat, un tel scandale… que vos vues ambitieuses sont à jamais détruites.

— Ainsi, monsieur le marquis, — répondit le baron avec une ironie amère, — vous m’accusez d’avoir voulu marier ma pupille dans un intérêt personnel, et vous venez me proposer de faire justement ce que vous m’avez reproché ?

— Mon cher monsieur, votre comparaison n’a pas le sens commun ; vous vouliez marier votre pupille à un misérable… moi, je veux la marier à un homme d’honneur. Et je mets un prix à votre consentement, parce que vous m’avez prouvé qu’il fallait mettre un prix à votre consentement.

— Pourquoi cela, monsieur, si le parti que vous proposez pour mademoiselle de Beaumesnil est et me paraît sortable ?

— Le parti que je propose… et que mademoiselle de Beaumesnil désire, est honorable à tous égards.

— Réunit-il les conditions de fortune, de position sociale… de…

— Il s’agit d’un sous-lieutenant sans nom, sans fortune, et qui est le plus galant homme que je connaisse. Il aime Ernestine, il en est aimé. Qu’avez-vous à objecter ?

— Ce que j’ai à objecter ? Un homme de rien, qui n’a que la cape et l’épée, épouser la plus riche héritière de France… Allons donc, jamais je ne consentirai à un mariage aussi disproportionné ; au moins, M. de Mornand avait la perspective de devenir ministre, ambassadeur… président du conseil, monsieur.

— Vous voyez donc bien, mon cher monsieur, qu’il faut que je vous force la main en mettant un prix à votre consentement.

— Mais selon vous, monsieur, en agissant ainsi par intérêt, je fais une chose…

— Honteuse !… Mais peu m’importe, pourvu que le bonheur d’Ernestine soit assuré.

— Et c’est moi, capable d’une chose honteuse, que vous osez proposer à vos électeurs ! — s’écria le baron triomphant ; — c’est ainsi que vous voulez abuser de leur confiance en politique en leur donnant, comme représentant… de notre opinion, une personne que…

— D’abord… mes électeurs sont des imbéciles, mon cher monsieur ; je n’ai nullement brigué leur suffrage. Ils se sont imaginé que, parce que j’étais marquis, je devais être partisan fanatique du trône et de l’autel comme leur député défunt. Ils m’ont dit qu’en cas de refus, ils me priaient de leur désigner quelqu’un qu’ils acceptaient d’avance… Je leur désigne un candidat de leur opinion et parfaitement capable de les représenter (ce n’est pas vous louer, mon cher monsieur, que de vous dire que vous valez au moins leur défunt député) ; le reste les regarde ; car je n’ai pas besoin de vous dire que tout à l’heure je plaisantais en vous parlant de notre conformité d’opinion ; c’é-