Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/137

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sonne qu’il estimait assez pour lui donner son nom, madame de Senneterre, trop stupidement fière, trop opiniâtre dans ses préjugés, pour comprendre le sentiment de dignité qui avait dicté la conduite d’Herminie, s’attendait à trouver en elle une petite fille vulgaire et hardie, d’une vanité turbulente et effrontée ; aussi la mère de Gerald s’était-elle armée de ses dédains les plus insultans, de ses hauteurs les plus provocantes… Mais elle resta complètement déroutée à la vue de cette timide et charmante créature, d’une distinction exquise, d’une beauté rare et touchante, et qui, au lieu de prendre des airs de triomphe impertinent, n’osait pas seulement lever les yeux, et paraissait plus morte que vive à l’aspect de la grande dame dont elle avait exigé la visite.

— Mon Dieu… qu’elle est donc belle !… — se dit madame de Senneterre avec un mélange de dépit et d’admiration involontaire, — tout, en elle, paraît d’une distinction parfaite… c’est vraiment incroyable… une mauvaise petite maîtresse de musique… mes filles ne sont pas mieux…

Ces divers sentimens de madame de Senneterre, si longs à décrire, avaient été presque instantanés ; il s’était passé à peine quelques secondes depuis son entrée chez Herminie, lorsque, rompant la première le silence et rougissant de l’espèce d’embarras et de déconvenue qu’elle venait d’éprouver, la mère de Gerald dit à la jeune fille d’une voix hautaine et sardonique :

— Mademoiselle Herminie ?

— C’est moi… madame la duchesse… — balbutia Herminie, pendant que M. de Maillefort écoutait et contemplait cette scène avec une anxiété croissante.

— Mademoiselle Herminie… maîtresse de musique ?… — reprit madame de Senneterre en appuyant sur ces derniers mots avec une affectation dédaigneuse. — C’est apparemment vous, mademoiselle ?

— Oui, madame la duchesse… — répondit la pauvre enfant de plus en plus tremblante et sans oser lever encore les yeux.

— Eh bien ! mademoiselle… vous êtes satisfaite… je pense ? Vous avez eu l’audace d’exiger que je vinsse chez vous… m’y voici…

— J’ai dû… madame… la duchesse, solliciter l’honneur… que vous daignez me faire…

— Vraiment ?… et de quel droit avez-vous osé élever cette insolente prétention ?…

— Madame !… — s’écria le bossu.

Mais, aux dernières et insultantes paroles de madame de Senneterre, Herminie, jusqu’alors craintive, accablée, releva orgueilleusement la tête ; ses beaux traits se colorèrent légèrement, et levant, pour la première fois sur la mère de Gerald, ses grands yeux bleus où brillait une larme contenue, elle répondit d’un ton rempli de douceur et de fermeté :

— Jamais je ne me suis cru le droit d’attendre de vous, madame, la moindre marque de déférence… J’ai voulu, au contraire… témoigner du respect que m’inspirait votre autorité, madame… en déclarant à M. de Senneterre… que je ne pouvais… que je ne devais… accepter sa main… qu’avec le consentement de sa mère…

— Et c’était moi… dans ma position, qui devais m’abaisser jusqu’à faire la première démarche auprès de mademoiselle ?

— Madame, je suis orpheline… sans famille… je ne pouvais vous indiquer personne à qui vous adresser, si ce n’est à moi-même… et ma dignité… ne me permettait pas, madame, d’aller solliciter votre adhésion.

— Votre dignité ! c’est fort plaisant, s’écria madame de Senneterre, outrée de se voir forcée de reconnaître la réserve et la convenance parfaite des réponses de la jeune fille, dans une occurence si difficile. — Vraiment, c’est très curieux, — reprit-elle avec un éclat de rire sardonique. — Mademoiselle a sa dignité !

— J’ai la dignité de l’honneur, du travail et de la pauvreté… madame la duchesse, — répondit Herminie, en regardant cette fois madame de Senneterre bien en face, et d’un air si noble, si décidé, que, se sentant enfin confuse de sa dureté, la mère de Gerald fut obligée de baisser les yeux.

Le marquis, depuis quelques instans, se contenait à grand’peine pour ne pas venger sa protégée des insolences de madame de Senneterre ; mais, en entendant la noble et simple réponse d’Herminie, il la trouva suffisamment vengée.

— Soit, mademoiselle, — reprit madame de Senneterre d’un ton moins amer : — vous avez votre dignité ;… mais vous imaginez-vous, par hasard que, pour entrer dans l’une des plus grandes maisons de France, il suffise d’être honnête et laborieuse !

— Oui, madame… je le crois.

— Voilà qui est, par exemple, d’un audacieux orgueil ! — s’écria madame de Senneterre exaspérée. Ainsi, mademoiselle croit faire à M. le duc de Senneterre, en l’épousant, beaucoup d’honneur… et à sa famille aussi probablement ?

— En répondant à l’affection de M. de Senneterre, par une affection égale la sienne, je crois l’honorer… autant qu’il m’a honorée en me recherchant… Quant à la famille de M. de Senneterre, je sais, madame, qu’elle ne s’enorgueillirait pas de moi… mais j’aurais la conscience d’être digne d’elle.

— Bien ! bien ! — s’écria le bossu, — bien, ma brave et noble enfant.

Madame de Senneterre, quoiqu’elle fît tous ses efforts pour résister à la pénétrante influence d’Herminie, la subissait forcément : la beauté, la grâce, le tact exquis de cette adorable créature, exerçaient sur la mère de Gerald, une sorte de fascination… Aussi, craignant d’y céder, et voulant couper court à toute tentation en brûlant, comme on dit, ses vaisseaux, madame de Senneterre revint à l’insulte, et s’écria avec colère :

— Non ! non ! il ne sera pas dit que je me laisserai prendre aux charmes perfides d’une aventurière, et que j’aurai sottement consenti à ce qu’elle épouse mon fils…

Avant que le bossu, qui fit un brusque mouvement en jetant un regard terrible sur madame de Senneterre, eût pu dire un mot, Herminie reprit d’une voix brisée, pendant que de grosses larmes tombaient de ses yeux :

— Excusez-moi, madame… l’insulte me trouve sans force… et sans réponse, surtout lorsque c’est la mère de M. de Senneterre qui m’outrage… Je n’ai qu’une grâce à vous demander madame, c’est de vous rappeler que j’étais résignée d’avance à votre refus… aussi, eût-il été généreux à vous de ne pas venir m’accabler ici… Quel est mon tort, madame ! d’avoir cru M. de Senneterre d’une condition obscure et laborieuse comme la mienne ?… sans cela, je serais morte plutôt que de me laisser entraîner à un pareil amour…

— Comment ! — s’écria madame de Senneterre, — vous ignoriez que mon fils…

— M. de Senneterre s’est présenté chez moi comme un homme vivant de son travail… Je l’ai cru, je l’ai aimé… loyalement aimé… puis, lorsque j’ai connu sa naissance, j’ai refusé de le voir davantage… décidée à ne jamais m’unir à lui contre le vœu de sa famille… Voilà, madame, toute la vérité, — ajouta Herminie, d’une voix tremblante et voilée par les larmes. — De cet amour, dont je n’aurai jamais à rougir, le sacrifice est accompli… je m’y attendais… je croyais seulement avoir le droit de souffrir sans témoins… Vos cruelles paroles, je les excuse, madame ; vous êtes mère… vous ne savez pas que j’étais digne de votre fils… et, jusque dans son égarement… l’amour maternel est sacré…

Puis Herminie, ayant essuyé les larmes qui inondaient son pâle visage, reprit d’une voix affaiblie et entrecoupée ; car, anéantie par cette scène, la jeune fille sentait ses forces défaillir :

— Veuillez, madame, dire à M. de Senneterre… que je