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tendrement encore si cela se pouvait, depuis qu’il l’avait vue si digne, si touchante, pendant son entretien avec l’altière duchesse de Senneterre.

La seule crainte du marquis était que l’orgueilleuse fille ne refusât les avantages dont il tenait à la doter ; mais, presque sûr d’arriver à son but malgré les scrupules d’Herminie, il dut garder encore auprès d’elle un silence absolu sur cette adoption.

M. de Maillefort et la jeune fille étaient depuis quelque temps en voiture, lorsque, un instant arrêtée par un embarras de charrettes, elle fut obligée de stationner au coin de la rue de Courcelles, où l’on voyait alors la boutique d’un serrurier.

Soudain le bossu, qui s’était avancé à la portière afin de connaître la cause de l’arrêt subit de ses chevaux, fit un brusque mouvement de surprise en disant :

— Que fait là cet homme ?

À cette exclamation, le regard d’Herminie suivit involontairement la même direction que celui du bossu, et elle ne put retenir un geste de dégoût et d’aversion qui ne fut point remarqué de M. de Maillefort, car, au même instant, il baissait vivement le store de la portière près de laquelle il se trouvait.

Pouvant ainsi voir sans être vu, en écartant le petit rideau de soie, le marquis parut observer quelque chose ou quelqu’un avec une attention inquiète, pendant qu’Herminie, n’osant pas l’interroger, le regardait avec surprise.

Le marquis venait de voir et voyait encore dans la boutique M. de Ravil, causant avec le serrurier, homme d’une bonne et honnête figure, à qui le nouvel ami, ou plutôt le nouveau complice de M. de Macreuse, montrait une clé en paraissant lui donner quelques explications, explications que l’artisan comprit parfaitement, car, prenant la clé, il la plaçait entre les branches de son étau, lorsque la voiture du marquis continua rapidement sa marche vers le faubourg Saint-Germain.

— Mon Dieu ! monsieur, qu’avez-vous donc ! — dit Herminie au bossu, en le voyant soudain devenu pensif.

— C’est que je viens de voir une chose sans doute insignifiante en apparence, ma chère enfant, mais qui pourtant… me fait réfléchir… Un homme était tout à l’heure dans la boutique d’un serrurier… et lui montrait une clé ; je n’aurais aucunement remarqué le fait, si je ne connaissais l’homme à la clé pour une espèce de misérable, capable de tout ; et, dans de certaines circonstances, les moindres actions de ces gens-là donnent à penser.

— L’homme dont vous parlez est de grande taille, et d’une figure basse et fausse, n’est-ce pas, monsieur ?

— Vous l’avez donc aussi remarqué ?

— Je n’en avais que trop sujet, monsieur.

— Comment donc cela, ma chère enfant ?

En peu de mots, Herminie raconta au bossu les vaines tentatives de de Ravil pour se rapprocher d’elle, depuis le jour où il l’avait grossièrement interpellée dans la rue, alors que la jeune fille se rendait auprès de madame de Beaumesnil en ce moment presque à l’agonie.

— Si ce misérable venait souvent errer ainsi autour de votre demeure, ma chère enfant, je m’étonne moins de ce que nous l’ayons rencontré dans une boutique de ce quartier, qu’il connaît, puisque vous l’habitez… Mais il n’importe : qu’allait-il faire chez ce serrurier ? — ajouta le bossu, comme en se parlant à lui-même. — Du reste, depuis son rapprochement avec cet ignoble Macreuse, je ne les ai point perdus de vue ni l’un ni l’autre… un homme à moi les surveille… car ces gens-là ne sont jamais plus dangereux que lorsqu’ils font, comme on dit, les morts ;… non pas que je les redoute, moi ; mais j’ai craint pour Ernestine…

— Pour Ernestine ? — demanda la duchesse avec autant de surprise que d’inquiétude, — et que pouvait-elle avoir à craindre de pareilles gens ?

— Vous ignorez, mon enfant, que ce de Ravil était l’âme damnée de l’un des prétendans à la main d’Ernestine, et que ce Macreuse avait aussi d’infâmes visées sur cette riche proie. Comme je les ai démasqués et châtiés tous deux en public… je crains que leurs ressentimens ne retombent sur Ernestine, tant leur rage est grande de n’avoir pu faire de la pauvre enfant leur dupe et leur victime… mais je veille sur elle… et cette rencontre de de Ravil chez un serrurier, rencontre dont je ne peux, quant à présent, pénétrer les conséquences, me fera, pour plus de sûreté, redoubler de surveillance.

— En quoi cette rencontre pourrait-elle donc intéresser Ernestine ?

— Je ne le sais pas, ma chère enfant ; seulement je trouve singulier que de Ravil se donne lui-même la peine d’aller chez un serrurier de ce quartier isolé. Mais laissons cela : qu’il ne soit pas donné à de tels misérables de flétrir les joies les plus pures, les plus méritées. Mais… ma tâche n’est qu’à moitié remplie… votre bonheur est à jamais assuré, mon enfant ; puisse ce jour être aussi beau pour Ernestine que pour vous ! Nous voici arrivés chez elle… Vous allez aller la trouver… n’est-ce pas ? lui raconter tous vos bonheurs… pendant que je monterai chez le baron, à qui j’ai quelques mots à dire… puis j’irai vous rejoindre chez Ernestine.

— En effet, il me semble avoir entendu parler d’une dernière épreuve !

— Oui, mon enfant.

— Elle regarde M. Olivier !

— Sans doute, et s’il en sort noblement, vaillamment, comme je le crois, Ernestine n’aura rien à envier à votre félicité.

— Et à cette épreuve, monsieur, elle a consenti ?

— Sans doute, mon enfant, car il ne s’agit pas seulement d’éprouver encore l’élévation des sentimens d’Olivier, mais de tâcher de détruire les scrupules qu’il pourrait avoir d’épouser Ernestine, lorsqu’il apprendra que la petite brodeuse est la plus riche héritière de France

— Hélas ! monsieur… c’est cela surtout que nous redoutons : il y a tant de délicatesse chez M. Olivier !

— Aussi, à force de chercher, de m’ingénier, ma chère enfant, j’ai trouvé, je l’espère, le moyen de nous délivrer de ces craintes. Je ne puis maintenant vous en dire davantage : mais bientôt vous saurez tout.

À ce moment, les chevaux de M. de Maillefort s’arrêtèrent devant la porte de l’hôtel de La Rochaiguë.

Le valet de pied du marquis ouvrit la portière, et, pendant qu’Herminie se rendait auprès de mademoiselle de Beaumesnil, le bossu monta chez le baron, qui l’attendait et vint à sa rencontre, souriant et montrant ses longues dents de l’air le plus satisfait du monde.

M. de La Rochaiguë ayant réfléchi aux offres et aux menaces du marquis, s’était décidé pour les offres séduisantes qui lui permettaient enfin d’enfourcher son dada politique ; il avait promis son concours au mariage d’Olivier Raimond, quoique certaines circonstances de ce mariage lui parussent absolument incompréhensibles, le marquis n’ayant pas jugé à propos d’instruire encore M. de La Rochaiguë du double personnage joué par mademoiselle de Beaumesnil.

— Eh bien ! mon cher baron, — dit le bossu, — tout est-il prêt, ainsi que nous en étions convenus ?

— Tout, mon cher marquis… L’entretien aura lieu ici… dans mon cabinet… et cette portière baissée permettra de tout entendre du petit salon voisin…

Le marquis examina les lieux et revint auprès de M. de La Rochaiguë.

— Ceci est parfaitement arrangé, mon cher baron : mais, dites-moi, avez-vous eu les derniers renseignemens qui vous manquaient sur M. Olivier Raimond ?

— Je suis allé ce matin chez son ancien colonel de l’armée d’Afrique. Il est impossible de parler de quelqu’un avec plus d’estime et d’éloges que M. de Berville ne m’a parlé de M. Olivier Raimond.

— J’en étais sûr ; mais j’ai voulu, mon cher baron, que vous puissiez vous assurer par vous-même et à des sources différentes des excellentes qualités de mon protégé…

— Il est vrai qu’il ne manque à ce garçon qu’un nom et