Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/148

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hasard se plaît quelquefois à m’aider singulièrement ; ainsi, ce matin, ce hasard m’avait fait vous apercevoir chez un serrurier… vous lui apportiez une clé… cela a éveillé mes soupçons… j’ai fait redoubler de surveillance : ce soir, vous et votre complice, avez été suivis jusqu’ici par deux hommes à moi : l’un est resté au dehors de la porte que l’on venait de vous voir ouvrir avec une fausse clé ; l’autre est accouru me prévenir, et il est allé ensuite de ma part avertir un commissaire de police… qui, en ce moment, doit vous attendre au bas de l’escalier dérobé, afin de vous édifier vous et votre digne ami sur les inconvéniens auxquels s’exposent les gens qui s’introduisent nuitamment avec de fausses clés dans une maison habitée…

À ces mots, Macreuse et de Ravil se regardèrent en frémissant et devinrent livides.

— C’est là un cas de galères ou peu s’en faut, je crois, — dit le bossu, — mais M. de Macreuse jouera là au saint Vincent de Paul, et, par ses vertus chrétiennes, il fera l’admiration de MM. ses collègues du bonnet rouge.

À ce moment l’on entendit un bruit de pas du côté de la chambre de la gouvernante de mademoiselle de Beaumesnil.

— M. le commissaire a vu que vous ne descendiez pas, — dit le marquis aux deux complices attérés, — et il s’est donné la peine de monter vous chercher ; c’est fort obligeant de sa part.

En effet, la porte s’ouvrit presque aussitôt, et un commissaire suivi d’agens dit à Macreuse et à de Ravil :

— Au nom de la loi, je vous arrête… et je vais en votre présence rédiger un procès-verbal des faits dont vous êtes inculpés.

— Allons, mes enfans, — dit le marquis à Herminie et à Ernestine, — laissons ces messieurs à leurs affaires ; nous, allons attendre chez madame de La Rochaiguë le retour de votre tuteur.

— La déposition de ces demoiselles me sera tout à l’heure indispensable, monsieur le marquis… — dit le commissaire, — et j’aurai l’honneur de me rendre auprès d’elles…


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Au bout d’une heure, le fondateur de l’Œuvre de saint Polycarpe et son complice étaient conduits au dépôt de la préfecture, sous la prévention de s’être introduits, nuitamment, à l’aide de fausses clés, dans une maison habitée, et de s’y être livrés à des menaces et à des violences.

Au retour de M. et de madame de La Rochaiguë, il fut convenu qu’Ernestine et Herminie partageraient l’appartement de la baronne jusqu’au lendemain.

Au moment de quitter les jeunes filles, le bossu leur dit en souriant :

— J’ai fait beaucoup de besogne depuis tantôt… j’ai arrangé l’affaire des contrats, et ils se signeront demain soir, à sept heures, chez Herminie.

— Chez moi ! quel bonheur ! — dit la duchesse.

— N’est-ce pas toujours chez la mariée qu’il est d’usage de le signer ? — dit le marquis en souriant de nouveau… — Et comme l’affection qui vous lie, vous et Ernestine, vous rend à peu près sœurs…

— Oh ! sœurs tout à fait ! — dit mademoiselle de Beaumesnil.

— Eh bien ! alors, mademoiselle la sœur cadette, — reprit le bossu, — la déférence veut, dans cette circonstance, que les contrats soient signés chez la sœur aînée.


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Le surlendemain, en effet, Herminie, radieuse, faisait d’importans préparatifs dans sa coquette petite chambre pour la signature des contrats de la plus riche héritière de France et de la fille adoptive de M. le marquis de Maillefort, prince-duc de Haut-Martel… adoption dont la pauvre artiste n’avait pas encore été instruite.


LXIII.


Herminie n’était pas seule à faire des préparatifs pour la signature du contrat de son mariage et de celui d’Ernestine ; tout était aussi en joyeux émoi dans certain modeste petit ménage des Batignolles.

Le commandant Bernard, Gerald et Olivier avaient voulu ce soir-là se réunir à dîner, sous cette même tonnelle où, plusieurs mois auparavant, s’était passée l’exposition de ce récit ; l’on devait ensuite se rendre chez Herminie pour la signature du contrat.

Une magnifique soirée d’automne avait favorisé le projet des trois amis. Madame Barbançon s’était surpassée ; cette fois, prévenue d’avance, elle avait pu soigner avec la plus grande sollicitude un triomphant pot-au-feu, auquel succédèrent de succulentes côtelettes, un superbe poulet rôti et des œufs à la neige, baignant leur blancheur immaculée dans une onctueuse crême à la vanille.

Ce menu bourgeois atteignait au nec plus ultra des magnificences culinaires de madame Barbançon ; mais, hélas malgré l’excellence de ce repas, les trois convives y faisaient peu d’honneur, la joie leur ôtait l’appétit, et la ménagère, dans sa douleur, comparait cette désolante inappétence à la faim de soldat dont Gerald et Olivier avaient fait si vaillamment preuve plusieurs mois auparavant, en mangeant deux fois de sa vinaigrette improvisée.

Madame Barbançon venait de desservir le poulet presque intact ; elle plaça sur la table de la tonnelle les œufs à la neige, disant entre ses dents :

— Au moins, ils videront ce plat-là… ça se mange sans faim… c’est un mets d’amoureux.

— Diable ! maman Barbançon, — dit joyeusement le commandant Bernard, — voilà un plat qui me rappelle les bancs de neige de Terre-Neuve… quel dommage que nous n’ayons plus la moindre faim.

— Grand dommage, — dit Gerald, — car madame Barbançon s’est montrée aujourd’hui un vrai cordon bleu.

— Voilà des œufs à la neige comme on n’en voit jamais, — ajouta Olivier, — mais du moins nous les mangeons… du regard.

La ménagère, ne pouvant croire encore à ce cruel et dernier affront, dit d’une voix contenue :

— Ces messieurs… plaisantent ?

— Plaisanter avec une chose aussi sérieuse que vos œufs à la neige, maman Barbançon… du diable si je l’oserais, — dit le commandant.

— Seulement, comme nous n’avons plus faim il est impossible de goûter à votre chef-d’œuvre.

— Absolument impossible… — répétèrent les deux jeunes gens.

La ménagère ne dit mot, mais sa physionomie contractée trahissait assez la violence de ses ressentimens ; elle saisit convulsivement une assiette, y servit presque la moitié du plat, et la plaça devant le commandant ébahi, en lui disant avec un accent d’irrésistible autorité :

— Vous, monsieur… vous en mangerez…

— Maman Barbançon, écoutez-moi.

— Il n’y a pas de maman Barbançon qui tienne c’est la seconde fois que j’ai l’occasion de faire des œufs à la neige depuis dix ans ; je les ai soignés en l’honneur du mariage de M. Olivier et de M. Gerald… il n’y a pas de si ni de mais… vous en mangerez.

L’infortuné vétéran, ne voyant autour de lui que des visages ennemis, car Gerald et Olivier, les traîtres, paraissaient soutenir la ménagère, le vétéran essaya pourtant un accommodement.