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félicité, où elles trouvaient le courage de braver insolemment le danger, se livrèrent à un accès de gaîté, à la fois réelle, fiévreuse et vindicative ; réelle… car, pendant un moment, l’ébahissement des deux complices, qui ne se croyaient pas si plaisans, fut en effet presque comique ; fiévreuse… car les jeunes filles étaient sous l’empire d’une vive surexcitation causée par l’étrangeté même de leur situation ; vindicative… car elles avaient la conscience du coup qu’elles portaient à Macreuse et à de Ravil.

Ceux-ci, un moment déconcertés par la présence inattendue d’Herminie et par l’inconcevable hilarité des orphelines, se remirent bientôt de cette impression passagère.

Macreuse, dont les traits contractés prenaient une expression de plus en plus effrayante, dit quelques mots à l’oreille de de Ravil.

Aussitôt, celui-ci courut à la seule fenêtre qui existât dans la chambre d’Ernestine, passa autour de l’espagnolette, fermant à la fois la fenêtre et les volets intérieurs, un bout de chaîne d’acier préparé d’avance, et s’occupa de réunir les deux derniers maillons de cette chaînette en y adaptant la branche d’un cadenas à secret.

Ceci fait, il devenait impossible d’ouvrir intérieurement la fenêtre et les volets pour appeler du secours.

Les orphelines se trouvaient ainsi à la merci de Macreuse et de de Ravil.

La porte communiquant au salon avait été fermée en dehors par la femme de chambre de mademoiselle Héléna, car la sainte personne et sa suivante étaient complices du protégé de l’abbé Ledoux ; mais elles ignoraient la présence prolongée d’Herminie chez mademoiselle de Beaumesnil.

Pendant que de Ravil s’occupait à la fenêtre, Macreuse, dont les traits exprimaient les plus exécrables sentimens, croisa ses bras sur sa poitrine, et dit aux deux pauvres rieuses avec un calme terrible :

— Mon premier projet est manqué par la présence de cette maudite créature, — et, d’un signe, il désigna Herminie, — vous voyez que je suis franc ! Mais j’ai de l’invention… un ami dévoué, vous êtes toutes deux en notre pouvoir… nous avons deux heures devant nous… et je vous prouverai, moi, que je ne suis pas de ceux dont on rit… longtemps…

Ces menaces, l’accent et la physionomie de celui qui les proférait, le silence, la solitude, tout devait les rendre effrayantes ; mais, une fois les choses tragiques prises au comique, tout ce qui semble devoir augmenter la terreur augmente le rire, qui devient bientôt inextinguible.

Tel fut donc à peu près l’effet produit sur les orphelines par les menaces du Macreuse… Malheureusement pour sa tragédie, il fit un mouvement involontaire qui plaça son chapeau très en arrière de sa tête, ce qui donna à cette large figure, pourtant menaçante et farouche, un air si singulier, que les deux jeunes filles partirent d’un nouvel éclat de rire.

Puis ce fut au tour du complice du Macreuse.

Les jeunes filles avaient suivi d’un regard plus curieux qu’effrayé la manœuvre de de Ravil occupé de tourner sa chaînette autour de l’espagnolette ; mais lorsqu’était venu le moment de faire passer la branche du cadenas dans les derniers maillons, de Ravil, qui avait la vue très basse, ne put y parvenir tout d’abord et frappa du pied avec impatience et colère.

Dans la disposition où se trouvaient les orphelines, l’empêtrement de de Ravil avec sa chaînette et son cadenas provoqua un tel redoublement d’hilarité nerveuse chez les deux sœurs, que Macreuse et son complice, stupéfaits et aussi furieux, aussi exaspérés que s’ils eussent été souffletés devant cent personnes, perdirent la tête et, emportés par une rage féroce, se précipitant sur les jeunes filles, ils les saisirent brutalement par les bras ; alors Macreuse, la figure livide, les yeux hagards, l’écume aux lèvres, mais toujours son malencontreux chapeau beaucoup trop en arrière, s’écria :

— Il faut donc vous tuer pour vous faire peur !

— Hélas ! ce n’est pas notre faute, — dit Ernestine, en éclatant de nouveau à la vue de cette figure à la fois terrible et burlesque, — vous ne pouvez nous faire mourir… que de rire…

Et Herminie fit chorus.

Au moment où les deux misérables, fous de haine et de fureur, allaient se livrer aux plus abominables violences, la porte du salon, fermée extérieurement, s’ouvrit soudain.

M. de Maillefort, accompagné de Gerald, apparut, en s’écriant d’une voix remplie d’angoisse et de frayeur :

— Rassurez-vous, mes enfans… nous voilà…

Que l’on juge de l’étonnement du marquis et de Gerald.

Tous deux arrivaient pâles… effarés… comme des gens qui accouraient sauver quelqu’un d’un grand danger… et que voient-ils ?

Les deux jeunes filles, les joues colorées, les yeux brillans, et le sein palpitant d’un dernier rire, tandis que Macreuse et de Ravil restaient blêmes de colère et immobiles de frayeur à ce secours inattendu.

Un moment le marquis attribua l’hilarité inconcevable des orphelines à quelque spasme nerveux causé par la terreur ; mais il se rassura bientôt en entendant Ernestine lui dire :

— Pardon… mon bon monsieur de Maillefort, pardon de cette extravagante gaîté… mais voici ce qui est arrivé… Ces deux hommes… se sont introduits ici… par l’escalier dérobé.

— Oui… — dit le marquis à Herminie, — la clé de ce matin… mon enfant… vous savez… mes pressentimens ne me trompaient pas.

— Il faut l’avouer, nous avons eu d’abord grand’peur, — reprit Herminie…

— mais, quand nous avons vu le désappointement, la colère de ces hommes qui s’attendaient à trouver Ernestine seule…

— Leur position… nous a paru si piteuse, — reprit mademoiselle de Beaumesnil, — et puis nous nous sentions d’ailleurs si fortes… réunies toutes deux, que ce qui nous avait d’abord paru effrayant…

— Nous a paru très ridicule… — ajouta Herminie.

— Seulement, — reprit Ernestine, — au moment où vous êtes arrivés, M. de Macreuse parlait de nous tuer un peu… pour nous ôter l’envie de rire…

Le marquis dit à Gerald :

Sont-elles assez braves… assez charmantes ! En vit-on jamais de pareilles ?

— Comme vous… j’admire… cette vaillance, ce courageux mépris, — répondit Gerald partageant l’émotion du bossu ; — mais quand je songe à l’infâme audace de ces deux misérables… que je ne veux pas regarder… car je ne serais plus maître de moi et je les écraserais sous mes pieds… je…

— Allons donc ! mon cher Gerald, — dit le marquis en interrompant le jeune duc, — nous ne pouvons plus toucher à ces gens-là… pas même du pied ; maintenant ils appartiennent à la Cour d’assises.

Et, s’adressant au pieux jeune homme et à de Ravil qui, reprenant leur cynique audace, semblaient vouloir faire tête à l’orage :

— Monsieur Macreuse… — dit le bossu, — depuis votre ralliement à M. de Ravil, sachant de quoi tous deux vous étiez capables, je vous ai fait surveiller par un homme à moi.

— De l’espionnage ?… — dit Macreuse, avec un sourire sardonique et hautain, — cela ne m’étonne pas.

— Certainement, de l’espionnage, — reprit le bossu. — Est-ce que l’on procède jamais autrement avec les repris de justice ?… Intéressante position qu’était la vôtre, depuis que je vous avais mis au pilori…

— Monsieur est justicier, apparemment ? — reprit de Ravil en ricanant à froid, — grand justicier, peut-être ?

— Grand ?… non, — reprit le bossu, — je fais justice selon ma pauvre petite taille, comme vous voyez, et le