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— Madame la duchesse, cet imbroglio a failli me rendre fou.

— Mais ce M. Olivier croit donc que mademoiselle de Beaumesnil est brodeuse ?

— Oui, madame la duchesse.

— Mais comment vous a-t-il refusé la proposition que vous lui avez faite ?

— Parce qu’il en aimait une autre, madame la duchesse.

— Quelle autre ?

— Ma pupille.

— Quelle pupille ?

— Mademoiselle de Beaumesnil, — répondit le baron, avec une joie féroce, et ravi de rendre à autrui la torture que lui avait fait subir le marquis.

— Monsieur le baron, — reprit arrogamment la duchesse de Senneterre, en toisant M. de La Rochaiguë, — est-ce que vous prétendez vous moquer de moi ?

— Madame la duchesse ne peut pas présumer que… je sois capable de m’oublier à ce point.

— Mais alors, monsieur, que signifie cet imbroglio ? Encore une fois, comment se fait-il que M. Olivier vienne répéter ici qu’il a refusé la main de mademoiselle de Beaumesnil, et que cependant il soit prêt à signer son contrat de mariage avec elle ; et puis, qu’est-ce que c’est que ce roman de mademoiselle de Beaumesnil brodeuse ?

— Madame la duchesse, j’ai promis le secret à M. de Maillefort, veuillez vous adresser à lui, il n’a pas son pareil pour dire le mot des énigmes.

Madame de Senneterre, désespérant de rien apprendre du baron, s’approcha de M. de Maillefort et lui dit :

— Eh bien ! marquis, saurai-je, à la fin ?…

— Dans cinq minutes, ma chère duchesse, vous allez tout apprendre, — répondit le bossu.

Et il alla dire quelques derniers mots à l’oreille du notaire.


LXVI.


Les assistans à la signature du contrat s’approchèrent de la table où étaient déposés les deux actes, et mademoiselle de Beaumesnil dit tout bas à Herminie avec un accent d’inquiétude :

— Hélas ! mon amie… ma sœur… voilà le moment décisif, tout va se découvrir ; que va penser, que va faire M. Olivier ? Je serais sous le coup de la révélation de je ne sais quelle faute commise par moi que je ne me sentirais pas plus inquiète…

— Courage… Ernestine, — répondit Herminie, — ayez toute confiance dans M. de Maillefort.

Si Ernestine éprouvait quelque crainte au sujet des scrupules d’Olivier, le bossu n’était pas plus rassuré au sujet de la susceptibilité d’Herminie qui, à cette heure, ignorait encore qu’elle était portée au contrat comme fille adoptive du marquis de Maillefort, prince-duc de Haut-Martel.

Ce fut donc avec un certain serrement de cœur que le bossu s’approcha de la jeune fille et lui dit :

— C’est à vous de signer, mon enfant.

Le notaire présenta la plume ; la jeune fille la prit, et, d’une main tremblante de bonheur et d’émotion, elle signa :

Herminie.

— Eh bien ! mon enfant, — lui dit M. de Maillefort, qui l’avait regardée écrire, et qui la vit sur le point de remettre la plume au notaire, — pourquoi vous arrêter ainsi ?

Et comme sa protégée le regardait, muette de surprise, le bossu poursuivit :

— Sans doute… continuez donc… et signez : Herminie de Maillefort.

— Ah ! je comprends tout, maintenant, — dit Gerald à sa mère, avec une émotion profonde, — M. de Maillefort est le meilleur, le plus généreux des hommes.

Herminie, qui avait continué de regarder le bossu sans trouver une parole, lui dit enfin :

— Mais, monsieur… je ne saurais signer… Herminie de Maillefort… ce nom…

— Mon enfant, — reprit le bossu d’une voix touchante, — ne m’avez-vous pas dit bien souvent que vous ressentiez pour moi une affection toute filiale ?

— Sans doute, monsieur… — N’avez-vous pas cru — continua le bossu, — ne pouvoir mieux m’exprimer votre reconnaissance qu’en me disant que je vous témoignais la sollicitude d’un père ?

— Oh ! oui, monsieur, du père le plus tendre… — s’écria la jeune fille avec effusion.

— Eh bien ! alors, — dit le marquis en souriant avec une bonhomie charmante, — qu’est-ce que cela vous fait, de porter mon nom ? Vous m’avez déjà promis que si vous aviez un fils, il le porterait, ce nom… N’êtes-vous pas, d’ailleurs, par le cœur, par votre attachement pour moi… par ma tendresse pour vous, mon enfant d’adoption ?… Pourquoi ne signeriez-vous pas ce contrat comme ma fille adoptive ?…

— Moi, monsieur ? — dit Herminie, — qui ne pouvait croire encore à ce qu’elle entendait, — moi, votre fille adoptive ?…

— Eh bien ! oui… Sachez enfin mon orgueil… je me suis vanté de cela… je vous ai fait même désigner ainsi dans le contrat.

— Monsieur… que dites-vous ?…

— Voyons, — ajouta le bossu, les larmes aux yeux et avec un accent irrésistible, — croyez-vous que j’aie légitimement gagné le glorieux bonheur de pouvoir dire à tous : c’est ma fille !… Refuserez-vous enfin d’honorer encore, en le portant… un nom toujours respecté ?

— Ah ! monsieur, — dit Herminie ne pouvant à son tour retenir ses larmes, — tant de bonté…

— Eh bien ! alors, signez donc, méchante enfant, — dit le marquis en souriant, les larmes aux yeux, — sinon l’on s’imaginerait peut-être qu’une belle et charmante créature comme vous a honte d’avoir pour père adoptif un pauvre petit bossu comme moi.

— Ah ! cette pensée ! — dit vivement Herminie…

— Eh bien ! alors, signez, signez… vite, — ajouta le marquis.

Et, par un mouvement rempli d’affection, il prit la main d’Herminie comme pour guider sa plume, et, s’approchant ainsi d’elle, il lui dit sans que personne l’entendît :

— Enfin… celle que nous regrettons… ne m’a-t-elle pas dit : Soyez un père pour ma fille ?

Tressaillant à ce souvenir de sa mère, étourdie par cette proposition si inattendue, vaincue enfin par l’attendrissement, par la surprise, par sa reconnaissance pour le marquis, la jeune fille, d’une main tremblante d’émotion, signa au contrat :

Herminie de Maillefort.

La jeune artiste ignorait qu’elle acceptait et consacrait ainsi la généreuse donation du bossu, dont elle ne connaissait pas la fortune considérable.

Le commandant Bernard se sentit si ému de cette scène, qu’il s’approcha du bossu et lui dit :

— Monsieur, je suis ancien officier de marine et oncle d’Olivier. Je n’ai l’honneur de vous connaître… que par tout le bien que M. Gerald m’a dit de vous… et par l’appui que vous avez bien voulu lui prêter pour faire nommer Olivier officier… Mais ce que vous venez de faire pour mademoiselle Herminie montre un cœur si généreux, qu’il faut que vous me permettiez de vous serrer la main.

— Et bien cordialement, je vous l’assure, monsieur, — répartit le marquis en répondant à l’avance amicale du