Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/156

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vétéran : je n’avais non plus l’honneur de vous connaître que par tout le bien que mon brave Gerald, l’ami intime de M. Olivier, m’avait dit de vous… je savais les avis remplis de haute raison et de délicatesse que vous aviez donnés à Gerald, lorsqu’il s’est agi de son mariage avec mademoiselle de Beaumesnil, et comme les gens de cœur sont rares, monsieur… c’est une bonne fortune pour moi que de me rapprocher de vous… Cette bonne fortune ne pouvait d’ailleurs me manquer, — ajouta le bossu en souriant, — car vous aimez Ernestine et Olivier comme j’aime Herminie et Gerald ; aussi, je vous demande un peu la bonne vie que nous allons mener avec ces deux jeunes et charmans ménages.

— Pardieu ! monsieur, vous me rendez bien heureux, — dit le vétéran ; — alors, je vous verrai souvent… car je suis décidé à ne pas quitter Olivier et sa femme.

— Et moi, à vivre avec mes enfans, Gerald et Herminie, et comme nos deux chères filles s’aiment en sœurs…

— Elles ne se sépareront pas non plus — dit le commandant, — et alors…

— Nous vivrons tous en famille, — ajouta le bossu.

— Tenez, monsieur, — s’écria le vétéran, — si j’avais été dévot, le diable m’emporte ! si je ne dirais pas que c’est le paradis que le bon Dieu m’assure pour mes vieux jours.

— Allez, monsieur Bernard, tous les honnêtes gens sont de la même religion, celle du cœur et de l’honneur ; c’est la vraie, c’est la bonne. Mais dépêchons, ces deux pauvres enfans meurent d’impatience de signer leur contrat à leur tour…

— C’est vrai ! dit le commandant.

Et s’adressant à Ernestine :

— Allons, mademoiselle, écrivez vite au bas de ce bout de papier ce nom qui va me donner le droit de vous appeler ma fille… quoique je vous doive la vie, — ajouta gaîment le vieux marin, — car entre nous deux c’est toujours le monde renversé… ce sont les filles qui donnent la vie aux pères.

Ernestine prit la plume des mains du notaire avec une angoisse inexprimable, que partageaient, pour des motifs différens, tous les acteurs de cette scène, à l’exception d’Olivier et du commandant Bernard.

Ernestine signa donc au contrat :

Ernestine Vert-Puits de Beaumesnil.

Puis elle offrit, d’une main tremblante, la plume à Olivier.

Celui-ci s’empressa de signer avec un bonheur indicible…

Mais à peine avait-il tracé son prénom d’Olivier, que la plume s’échappa de sa main, et il resta un instant penché sur la table… muet, immobile de stupeur… se croyant le jouet d’une illusion, en lisant au-dessus de son nom, qu’il venait de commencer d’écrire, cette signature :

Ernestine Vert-Puits de Beaumesnil.

La cause de la surprise d’Olivier était si prévue par la plupart des assistans que tous gardèrent, pendant quelques instans, un profond silence.

Le commandant Bernard, seul, éleva la voix et dit à son neveu :

— Eh bien ! mon garçon… que diable as-tu ? ne sais-tu plus signer ton nom ?

Puis, le vieux marin, encore plus étonné du silence des autres personnes, les interrogea du regard ; mais, sur toutes ces physionomies, et notamment sur celles d’Ernestine et d’Herminie, il remarqua une expression grave, inquiète.

Le vétéran, pressentant alors quelque sérieux incident, dit a son neveu :

— Olivier… mon enfant… qu’y a-t-il ? qui t’empêche de signer ?…

— Lisez ce nom… mon oncle, — répondit le jeune homme en indiquant d’un doigt tremblant la signature d’Ernestine :

Ernestine Vert-Puits de Beaumesnil, — s’écria le vieillard, approchant le contrat de ses yeux, comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il voyait ; puis il reprit, en se tournant alors vers Ernestine :

— Vous… mademoiselle… vous… mademoiselle de Beaumesnil ?

— Oui… monsieur… — dit gravement M. le baron de La Rochaiguë ; — moi, tuteur de mademoiselle de Beaumesnil, je déclare, je certifie, j’affirme que mademoiselle est en effet ma pupille… et c’est pour cela que ma présence à son mariage était indispensable.

— Mademoiselle… — dit Olivier à Ernestine d’une voix altérée et en devenant très pâle, — excusez ma stupeur… toutes les personnes présentes… ici… la comprendront… Vous… mademoiselle…de Beaumesnil !… Vous… que j’ai crue pauvre et abandonnée… parce que vous me l’avez dit… Mais alors, quel était le but de cette feinte ?

Ernestine, voyant l’expression pénible des traits d’Olivier, sentit son cœur se briser, ses larmes coulèrent, et elle ne put prononcer que ces mots, en joignant ses mains d’un air suppliant :

— Pardon !… monsieur Olivier !… pardon ! …

Il y avait une candeur si touchante dans ces seuls mots de la pauvre enfant, s’excusant, avec cette adorable naïveté, d’être la plus riche héritière de France, que tous, jusqu’au baron et à madame de Senneterre, furent délicieusement attendris ; Olivier lui-même sentit les larmes lui venir aux yeux.

M. de Maillefort comprit qu’il était temps de poser nettement les faits et de détruire jusqu’aux moindres scrupules d’Olivier, car le bossu voyait clairement que le jeune homme, à bon droit étonné du mystère étrange dont mademoiselle de Beaumesnil s’était jusqu’alors entourée à son égard, souffrait cruellement de la lutte que se livraient son amour et son ombrageuse délicatesse.

— Veuillez, monsieur Olivier, et vous aussi, monsieur le commandant Bernard, me prêter quelques momens d’attention, — dit le marquis, — et vous allez savoir le mot d’une énigme qui doit vous surprendre et vous inquiéter… Mademoiselle de Beaumesnil, orpheline, immensément riche, ignorant d’abord, dans sa candeur, les passions cupides qui s’agitaient autour d’elle, eut foi à des louanges exagérées, à des démonstrations affectueuses, qui cachaient des projets intéressés ; lorsqu’un jour, un ami de sa mère, ne pouvant malheureusement faire plus, a du moins averti mademoiselle de Beaumesnil que, autour d’elle… tout était mensonge, flatterie, avidité, bassesse… et que, si elle était le prétexte des empressemens qu’on lui témoignait son énorme fortune en était le seul motif ; cette révélation fut terrible pour mademoiselle de Beaumesnil ; dès lors, obsédée par la crainte de n’être jamais aimée que pour ses richesses… elle trouva bientôt insupportable cette défiance de tout et de tous. Aussi, sans appui, sans conseil, mademoiselle de Beaumesnil résolut courageusement de savoir enfin sa valeur réelle. Cette appréciation devait lui servir à mesurer la sincérité des adulations dont on la poursuivait. Mais, cette vérité, comment la savoir ? Un seul moyen restait à mademoiselle de Beaumesnil : se dépouiller du prestige qui entourait la riche héritière, se donner, dans un monde où elle était inconnue, pour une pauvre orpheline, vivant de son travail, etc…

— Oh ! assez, monsieur… assez… — s’écria Olivier avec un accent d’admiration profonde, — je devine tout maintenant… Quel courage !…

— Elle a fait cela — s’écria le commandant Bernard, en joignant les mains par un mouvement d’adoration ; — mais elle a donc toutes les vaillances ! Braver une si pénible épreuve ! se jeter sous une roue pour m’empêcher d’être broyé…

— Vous entendez votre oncle… monsieur Olivier, — dit le marquis. — Quelle que soit, à cette heure, la position