Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la main ; — après tout, vous et Olivier, vous m’empêchez de faire une vilenie… d’autant plus dangereuse que je l’avais colorée d’assez beaux semblans : rendre ma mère la plus heureuse des femmes, empêcher mademoiselle de Beaumesnil d’être la victime d’un Macreuse… tout cela d’abord m’avait paru superbe… je me trompais… je ne tenais aucun compte de l’avenir de cette jeune fille, que je pouvais rendre très malheureuse… peut-être même subissais-je, à mon insu, la fascination de l’héritage…

— Quant à cela, Gerald, tu te trompes…

— Ma foi ! je n’en sais rien, mon pauvre Olivier ; aussi, pour être à l’abri de toute tentation, je reviens à ma première résolution… pas de mariage. Je ne regrette qu’une chose dans ce changement de projets, — ajouta Gerald avec émotion, — c’est le vif chagrin que je vais causer à ma mère ; … heureusement, plus tard elle m’approuvera…

— Écoute donc, Gerald, — reprit Olivier qui était resté un moment pensif ; — il ne faut pas, sans doute, comme dit mon oncle, agir mal pour plaire à sa mère… Pourtant, c’est si bon… une mère… ça vous serre tant le cœur lorsqu’on la voit triste et pleurer : aussi pourquoi ne tâcherais-tu pas de la satisfaire sans rien sacrifier de tes convictions d’honnête homme ?

— Bien, mon garçon, — dit le vétéran ; mais comment faire ?

— Explique-toi, Olivier.

— Tu n’as aucun goût pour le mariage ?

— Non.

— Tu n’as jamais vu mademoiselle de Beaumesnil ?

— Jamais.

— Donc tu ne peux pas l’aimer… c’est tout simple… Mais qui te dit que si tu la voyais, tu n’en deviendrais pas amoureux ? La vie de garçon te plaît au-dessus de tout, soit. Mais pourquoi mademoiselle de Beaumesnil ne te donnerait-elle pas le goût du mariage ?

— C’est juste, tu as raison, Olivier, — reprit le vétéran, — il faut voir cette demoiselle avant de refuser, monsieur Gerald… et peut-être, comme dit Olivier, le goût du mariage vous prendra.

— Impossible, mon commandant, ce goût ne se donne pas, — dit gaîment Gerald, — c’est le sang… L’on naît mari… comme on naît borgne ou boîteux ; et puis enfin, autre considération, la plus grave de toutes, à laquelle je songe maintenant ; il s’agit de la plus riche héritière de France.

— Eh bien ! — dit Olivier, qu’est-ce que cela fait ?

— Cela fait beaucoup, — reprit Gerald ; — car enfin j’admets que mademoiselle de Beaumesnil me plaise infiniment… J’en deviens amoureux fou, elle partage cet amour… soit… mais elle m’apporte une fortune royale, et moi je n’ai rien, car mes pauvres douze mille livres de rentes sont une goutte d’eau dans l’océan de millions de mademoiselle de Beaumesnil. Eh bien ! que pensez-vous de cela, mon commandant ? Cela n’est-il pas dégradant d’épouser une femme qui vous donne tout… à vous qui n’avez rien, et alors, si vrai que soit votre amour, n’avez-vous pas l’air de vous marier par cupidité ? Tenez, savez-vous ce que l’on dirait : Mademoiselle de Beaumesnil a voulu être duchesse, Gerald de Senneterre n’avait pas le sou, il a vendu son titre et son nom… avec sa personne par-dessus le marché.

À ces paroles, l’oncle regarda son neveu d’un air embarrassé.


XXVI.


Gerald reprit en souriant :

— J’en étais sûr, mon commandant, il y a dans cette choquante inégalité de fortune quelque chose de si blessant, pour l’orgueil d’un honnête homme, que vous en êtes frappé comme moi ;… votre silence me le prouve.

— Le fait est, — reprit le vétéran après un moment de silence, — le fait est que je ne sais pas pourquoi la chose me paraîtrait toute simple, si c’était l’homme qui apportât la fortune… et que la femme n’eût rien.

Puis le vieux marin ajouta en souriant avec bonhomie :

— C’est peut-être une niaiserie que je dis là, monsieur Gerald.

— Au contraire, votre pensée est dictée par la plus noble délicatesse, mon commandant, — reprit Gerald. — On conçoit qu’une jeune fille sans fortune, mais charmante, remplie de grâces, de qualités, épouse un homme immensément riche… tous deux sont sympathiques ; mais qu’un homme qui n’a rien épouse une femme qui a tout…

— Ah çà ! mon oncle… et toi, Gerald, — reprit Olivier en interrompant son ami, qu’il avait attentivement écouté, — vous n’êtes pas le moins du monde dans la question…

— Comment cela ?

— Vous admettez, et j’admets comme vous, qu’une jeune fille pauvre soit… et reste très sympathique, quoiqu’elle épouse un homme immensément riche ;… mais, cette sympathie, elle ne l’acquiert qu’à la condition d’aimer sincèrement l’homme qu’elle épouse.

— Parbleu ! — dit Gerald, — si elle cède à un sentiment de cupidité… cela devient un calcul ignoble…

— Tout ce qu’il y a de plus honteux, — ajouta le vieux marin.

— Eh bien ! alors, — reprit Olivier, — pourquoi un homme pauvre… puisque, en effet, Gerald, tu es pauvre… auprès de mademoiselle de Beaumesnil, pourquoi, dis-je, serais-tu blâmable en épousant cette jeune fille, si tu l’aimais sincèrement, malgré ses millions, si tu l’aimais enfin comme si elle était sans nom et sans fortune ?

— C’est juste, monsieur Gerald, — reprit le commandant, — dès qu’on aime en honnête homme, et que l’on a la conscience d’aimer, non l’argent, mais la femme, on est tranquille ;… que peut-on avoir à se reprocher ? Enfin, moi, je vous conseille de voir d’abord mademoiselle de Beaumesnil ; vous vous déciderez après.

— En effet… — reprit Gerald, — c’est, je crois, le meilleur parti à prendre : il concilie tout… Ah ! pardieu, que j’ai bien fait de venir causer de mes projets avec vous, mon commandant… et avec toi, Olivier !

— Ah çà ! voyons, monsieur Gerald, vraiment est-ce que, dans votre grand et beau monde, il n’y a pas une foule de personnes qui vous auraient dit ce que moi et Olivier venons de vous dire ?

— Dans le grand monde ? — reprit Gerald en haussant les épaules, puis il ajouta : — et c’est d’ailleurs la même chose dans la bourgeoisie… si ce n’est pis encore : partout enfin on ne connaît qu’une chose… l’argent.

— Et comment diable ! Olivier et moi aurions-nous une grâce d’État, monsieur Gerald, et serions-nous autrement que tout le monde ?

— Pourquoi ? — dit Gerald avec émotion, — parce que vous, mon commandant… pendant quarante ans, vous avez vécu de votre vie de marin, vie rude et pauvre… périlleuse, désintéressée ; parce que, dans cette vie-là, vous avez pris la forte habitude de la résignation et du contentement de peu ; parce qu’ignorant toutes les lâches complaisances du monde, vous regardez comme aussi misérable… un homme qui se marie pour de l’argent qu’un homme qui vole au jeu ou qui recule au feu ; est-ce vrai, mon commandant ?

— Pardieu ! monsieur Gerald, c’est tout simple… cela…

— Oui, tout simple… pour vous, pour Olivier, car il a vécu comme moi, plus longtemps que moi, de cette vie de soldat… qui enseigne le renoncement et la fraternité… n’est-ce pas, Olivier ?

— Brave et bon Gerald, — dit le jeune homme aussi ému que son ami, — mais, avoue-le… ta générosité naturelle… la vie de soldat l’a peut-être développée davantage, mais elle ne te l’a pas donnée. Toi seul peut-être, sur tant de jeunes gens de ton rang, tu étais capable de croire faire une sorte de lâcheté en envoyant un pauvre diable à la guerre se faire tuer à ta place… toi seul aussi, parmi tant