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d’autres, tu éprouves des scrupules au sujet d’un mariage que tous voudraient contracter à n’importe quel prix !

— Ne vas-tu pas maintenant me faire des complimens ? — répondit Gerald en souriant. — Allons, c’est convenu, je verrai mademoiselle de Beaumesnil… les circonstances feront le reste… ma ligne est tracée…je n’en dévierai pas… je vous le jure…

— Bravo, mon cher Gerald, — reprit gaîment Olivier, — je te vois marié, amoureux et heureux en ménage ; c’est un bonheur qui en vaut bien un autre… va ! Et moi qui, ne sachant rien de tes projets, avais hier, en arrivant, demandé à madame Herbaut la permission de lui présenter un digne garçon, un ancien camarade de régiment, et madame Herbaut t’avait accepté… à ma toute-puissante recommandation.

— Comment ! elle m’avait accepté, — dit Gerald en riant, est-ce que tu me regardes déjà comme mort et enterré… tu peux bien — dire qu’elle m’a accepté, et je te réponds que j’userai de l’acceptation.

— Comment… tu veux ?

— Certainement.

— Mais tes projets de mariage ?

— Raison de plus !

— Explique-toi.

— C’est bien simple : plus j’aurai de raison d’aimer la vie de garçon, plus il faudra que j’aime mademoiselle de Beaumesnil pour renoncer à mes plaisirs, et moins je me tromperai sur le sentiment qu’elle m’inspirera ; ainsi c’est convenu, tu me présentes chez madame Herbaut, et, pour me rendre encore plus fort… toujours contre la tentation, je deviens amoureux d’une des rivales, ou même d’une des satellites de cette fameuse duchesse dont le nom est pour moi un épouvantail… et dont je te soupçonne fort… d’être épris.

— Allons, Gerald… tu es fou.

— Voyons, sois franc, me crois-tu capable d’aller sur tes brisées ? Comme s’il n’y avait que la duchesse au monde ! Souviens-toi donc de cette jolie petite femme d’un gros employé des vivres… Tu n’as eu qu’un mot à dire, je t’ai laissé le champ libre… et pendant que le mari allait visiter son parc de bêtes à cornes…

— Comment, encore une autre ! — s’écria le commandant, en s’adressant à Gerald, — mais c’est donc un enragé que mon neveu ?

— Ah ! mon commandant, si vous saviez quelles razzias de cœurs il faisait en Algérie, le scélérat ! La charmante tribu de madame Herbaut n’a qu’à joliment se tenir sur ses gardes, allez !… si elle ne veut pas être ravagée par Olivier.

— Mais, double fou que tu es, je n’ai aucun mauvais dessein sur cette charmante tribu, comme tu dis… — reprit gaîment Olivier ; — mais sérieusement tu veux que je te présente à madame Herbaut ?

— Oui, certes, répondit Gerald.

Et, s’adressant au vieux marin :

— Il ne faut pas à cause de cela, mon commandant, me prendre pour un écervelé… J’ai accepté vos conseils d’ami, à propos d’un mariage, direz-vous ; et je termine l’entretien en priant Olivier de me présenter chez madame Herbaut… Eh bien ! si étrange que cela vous doive paraître, mon commandant, je dirai, non plus en plaisantant, mais sérieusement cette fois, que moins je changerai mes habitudes, plus il faudra, pour les abandonner, que mon amour pour mademoiselle de Beaumesnil soit sincère.

— Ma foi, monsieur Gerald, — reprit le vétéran, — j’avoue qu’au premier abord vos raisons semblent bizarres ; mais, en y réfléchissant, je les trouve justes. Il y aurait peut-être une sorte de préméditation hypocrite à rompre d’avance avec une vie qui vous plaît depuis si longtemps…

— Maintenant, Olivier, viens me présenter à la tribu de madame Herbaut, dit gaîment Gerald. — Adieu, mon commandant, je vous reviendrai bientôt et souvent… Que voulez-vous ? ce n’est pas pour rien que vous êtes mon confesseur.

— Et vous voyez que je ne suis pas un gaillard commode pour l’absolution et pour les arrangemens de conscience, — reprit gaîment le vieux marin. — À bientôt donc, monsieur Gerald, vous me tiendrez au courant des choses de votre mariage, n’est-ce pas ?

— C’est maintenant un droit, pour moi… de vous en parler, et je n’y manquerai pas, mon commandant. Ah ! mais j’y pense, — dit Gerald, — j’ai à vous rendre compte d’une commission dont vous m’avez chargé, monsieur Bernard. Tu permets, Olivier ?

— Comment donc ? — dit le jeune soldat, en se retirant.

— Bonne nouvelle ! mon commandant, — dit tout bas Gerald, — grâce à mes démarches, et surtout à la recommandation du marquis de Maillefort, la nomination d’Olivier comme sous-lieutenant est presque assurée.

— Ah ! monsieur Gerald, serait-il possible ?

— Nous avons le plus grand espoir, car on a su qu’on devait faire à M. de Maillefort des propositions pour être député, ce qui a doublé son influence.

— Monsieur Gerald, — dit le vétéran très ému, — comment jamais reconnaître…

— Je me sauve, mon commandant, répondit Gerald, pour se soustraire aux remercîmens du vieillard, — je cours rejoindre Olivier : un plus long entretien éveillerait ses soupçons.

— Ah ! tu as des secrets avec mon oncle, toi ! — dit gaîment Olivier à son ami.

— Je crois bien, je suis, tu le sais, un homme tout mystère … et, avant de nous rendre chez madame Herbaut, il faut que je te demande un service très mystérieux.

— Voyons ?

— Toi, qui connais le quartier et les environs, ne pourrais-tu pas m’indiquer un petit logement dans une rue très retirée, mais en dedans de la barrière ?

— Comment ! — dit Olivier, en riant, — tu veux abandonner le faubourg Saint-Germain et devenir Batignollais ? C’est charmant.

— Écoute-moi donc… tu conçois que, demeurant chez ma mère, je ne peux pas recevoir de femmes chez moi…

— Ah ! très bien !…

— J’avais un mystérieux pied-à-terre

— J’aime ce mot, il est décent…

— Laisse-moi donc parler. J’avais un petit pied-à-terre très convenable… mais la maison a changé de propriétaire, et le nouveau est si féroce à l’endroit des mœurs qu’il m’a donné congé, et mon terme finit après-demain ; voilà donc mes amours sur le pavé, ou réduits à s’abriter derrière les stores des citadines, à affronter le sourire narquois des cochers… c’est désolant…

— Au contraire, cela se trouve à merveille ; tu vas te marier, on t’a donné congé… donne à ton tour congé… à tes amours…

— Olivier, tu sais mes principes, ton oncle les approuve ; je ne veux à l’avance rien changer aux habitudes de ma vie de garçon, et si mon mariage ne se faisait pas, malheureux ! songe que je me trouverais sans pied-à-terre et sans amours… Non… non… je suis beaucoup trop prévoyant, trop rangé pour donner dans ces désordres et ne pas conserver… une poire pour la soif.

Poire pour la soif est très joli ; allons, tu es un homme de précautions. Eh bien ! soit, en allant et venant, je te promets de regarder les écriteaux…

— Deux petites pièces avec une entrée, c’est tout ce qu’il me faut… tu sens bien que je vais m’en occuper de mon côté ; tout à l’heure, en sortant de chez madame Herbaut, je vais flâner dans les environs, car ça presse… c’est après-demain le terme fatal… c’est par grâce que j’ai obtenu quelques jours de répit… Dis donc, Olivier, si je découvre par ici ce qu’il me faut…


Ça fait que dans le même quartier,
Je trouverai l’amour et l’amitié !…