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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/308

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ensuite de ma première entrevue avec Régina ; ce fut une sorte d’étourdissement d’esprit si violent que je montai en hâte à ma chambre, afin de me recueillir et de reprendre le sang-froid nécessaire pour supporter, sans trouble, les regards de mes nouveaux camarades.

L’impression terrible qui domina d’abord toutes les autres et que je ne cherchai pas à me dissimuler, tant elle m épouvantait, fut un ressentiment d’amour passionné… brûlant… sensuel, que je n’avais jamais éprouvé pour Régina. Jusqu’alors toujours grave et austère, entourée du prestige sacré de sa tristesse filiale, Régina m’était apparue dans une sphère si élevée, elle placée si haut, moi si bas et si loin, que je n’avais pu subir l’influence de la femme… de la femme jeune, belle, charmante.

Anéanti sous ces impressions remplies de charme et de terreur, un moment j’eus peur… ma résolution m’abandonna… j’entrevoyais un avenir de tortures sans nom, que je n’avais pas soupçonnées. Ce beau rêve, de vivre sous le même toit que la princesse, de jouir à chaque instant d’une intimité presque forcée par mes relations domestiques… ces transports, à la seule pensée de la voir, de l’entendre chaque jour… ce bonheur ineffable de pouvoir me dire en parlant d’elle, ma maîtresse, de lui appartenir en effet, corps et âme… tant de ravissantes visions se dissipèrent du moment où j’envisageai cette réalité : un valet amoureux fou de sa maîtresse… passion insensée à force de honte, de ridicule, de bassesse ; passion irritée, exaspérée à chaque instant par la femme qui la cause à son insu ; car, si réservé qu’on soit, l’on se gêne encore si peu devant son valet !

Et ce n’était pas tout : la moindre émotion trahie, un regard, une rougeur furtive, le plus léger trouble dans ma voix, un tremblement involontaire, pouvaient non-seulement me faire chasser de cette maison avec ignominie, mais je perdais à jamais l’occasion de servir peut-être grandement la princesse ; car j’avais déjà eu quoiqu’elle l’ignorât, une part d’action assez large, assez salutaire sur la vie de Régina pour espérer encore quelque fruit de mon dévoiement.

En présence d’un tel avenir, mon courage fut encore sur le point