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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/11

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« À ces mots : — suivre une carrière, — je restai stupide, abasourdi, pétrifié.

« Quelle carrière allais-je suivre ? je n’avais de ma vie pensé à cela, et M. Raymond, exploitant mon présent, ne s’était pas le moins du monde occupé de mon avenir. À quoi étais-je bon, à quoi étais-je propre, avec ma pacotille d’une trentaine de couronnes fanées, avec mes cent cinquante volumes de prix magnifiquement reliés, sans compter mes qualités d’excellent humaniste ? Je sentis alors combien j’avais eu raison de me trouver très-bête malgré mes succès, et je regrettai plus amèrement que jamais l’établi de mon pauvre oncle le tailleur.

« Le successeur de M. Raymond devina mon embarras, et me dit :

« — Cher monsieur Requin, après vos brillantes études, vous devez nécessairement, pour qu’elles vous soient fructueuses, vous faire d’abord recevoir bachelier ès-lettres, puis suivre les cours de l’École de médecine, de l’École de droit ou de l’École normale, afin de devenir médecin, avocat, notaire, avoué ou professeur : mais, pour suivre ces cours, il faut avoir de quoi vivre, de quoi payer les inscriptions. Avez-vous de quoi vivre ? avez-vous de quoi payer vos inscriptions ?

« — Je n’ai rien du tout que mes couronnes, mes livres et le mobilier de mon père, un lit, une commode, une table et deux chaises.

« — Cela n’est pas suffisant, — me répondit le successeur de M. Raymond avec son air froid et méthodique ; — je vous aurais bien proposé de faire ici des répétitions ; mais un professeur qui a été le camarade de presque tous les élèves ne peut jamais avoir l’autorité nécessaire pour les dominer, surtout lorsque sa timidité naturelle, et… et je me permettrai même de dire… lorsque son physique… n’est malheureusement pas tout à fait apte à commander ce respect sans lequel il n’est pas de subordination possible.

« — Je n’ai pas de quoi étudier pour être médecin, ou avocat, ou notaire, c’est vrai, — m’écriai-je de plus en plus ébahi ; — mes élèves, si j’en avais, me riraient au nez, c’est tout simple ; je