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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/118

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éteinte ce soir-là. L’homme-poisson, timide comme toujours, mangeait discrètement, se faisait petit pour ne gêner personne, tâchant de ne pas attirer l’attention, afin d’échapper aux brutalités accoutumées du pitre.

La Levrasse semblait profondément préoccupé ; quoiqu’il fût généralement assez sobre, il buvait coup sur coup de grands verres de vin ; on eût dit qu’il cherchait à s’étourdir ; plusieurs fois je surpris son regard brillant et allumé attaché sur Basquine, avec une expression qui me troublait et me faisait frissonner, tandis que notre petite compagne, obéissant probablement aux secrètes instructions de Bamboche, s’efforçait de se montrer d’une pétulante gaieté ; mais à ces joyeuses explosions succédaient de fréquents temps d’arrêt, car ces éclats de gaieté factice cachaient des angoisses que je ressentais moi-même, en songeant que, durant cette nuit, nous devions pour toujours abandonner la troupe.

Bamboche affectait, au contraire, une maussaderie extrême : il parla peu ; pendant tout le repas, il bâilla, se détira, se prétendit très-fatigué, puis, au moment où il ne se croyait vu de personne, il se leva de table, en me jetant un regard significatif ; mais, à l’instant où il passait derrière la chaise de la Levrasse, celui-ci, qui n’avait pas paru faire attention à Bamboche, l’arrêta brusquement au passage et lui dit :

— Où vas-tu ?

— Me coucher : je n’en peux plus !

— On ne se couche pas les uns sans les autres, — ajouta la Levrasse d’un ton sardonique, — reste là !…

— Ça m’est égal, — dit Bamboche, — je vas me coucher par terre, je dormirai aussi bien là : on m’éveillera quand le souper sera fini.

Et il s’étendit le long de l’un des pans de toile de notre tente, qui la séparait d’un compartiment servant d’écurie au grand âne noir de la Levrasse.

— Attention, Lucifer… de ne pas m’envoyer de coups de pied à travers la toile, — dit Bamboche, en feignant de succomber au sommeil, et il s’établit par terre de son mieux pour dormir.