Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/19

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« — En effet, — me répondit-il naïvement, — je m’aperçois que je ne suis pas plus avancé aujourd’hui qu’à la première leçon.

« Puis il me donna huit francs, le prix de mes huit cachets, et nous nous séparâmes pénétrés d’ailleurs l’un pour l’autre d’une égale et profonde estime.

« Ce dernier coup fut accablant, décisif : il me montrait le néant des seules ressources que j’aurais pu tirer de mon éducation ; je me replongeai dans mon engourdissement apathique en redisant mon dicton favori : ommia patienter ferenda (il faut tout supporter avec résignation).

Quatre mois environ s’écoulèrent ainsi ; un matin l’hôtelier entra chez moi :

« — Il ne vous reste plus que vingt francs, votre quinzaine payée, monsieur Requin, — me dit-il ; — je viens vous en avertir, non que je sois inquiet, grand Dieu du ciel ! puisque vous ne devez rien, au contraire, mais je tiens à vous mettre au courant de vos petites affaires.

« Je restai pétrifié.

« Avec mes 720 fr., je croyais devoir vivre un an, deux ans, toujours !  ! que sais-je ? L’hôtelier, supposant que des soupçons outrageants pour sa probité causaient ma stupeur, revint quelques moments après avec une immense pancarte, où étaient détaillés mes repas de chaque jour, repas malheureusement trop délicats pour ma bourse et que j’avais mangés avec la plus complète distraction.

« L’hôtelier me dit avec dignité, en me remettant mon mémoire et mes vingt francs :

« — Voilà vos vingt francs, monsieur Requin, je n’ai pas l’habitude d’être suspecté : il vous reste onze jours à loger chez moi, puisque vous avez payé d’avance ; mais après ces onze jours, j’aime autant un autre locataire que vous.

« Et en sortant, il laissa les vingt francs sur la commode.

« Le cercle de fatalité qui m’enserrait se rétrécissait de plus en plus, et la même incapacité paralysait mes forces.

« Je dépensai le dernier sou de mes vingt francs la veille du jour où mon hôtelier me signifia que, ma quinzaine étant terminée,