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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/206

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tesse, de découragement, que tu regretteras amèrement tes amis. Les amitiés nées comme la vôtre dès l’enfance, au milieu des malheurs et des hasards soufferts en commun, laissent dans le cœur des racines indestructibles… dans l’esprit, des souvenirs ineffaçables ; au bout de dix ans, de vingt ans, mon enfant, tu rencontrerais ces compagnons de ton jeune âge, que ton affection pour eux serait aussi vive qu’à cette heure…

Je regardais Claude Gérard avec inquiétude ; il reprit :

— À un autre je parlerais différemment ; mais d’après le récit de tes premières années, mais d’après la connaissance que je crois avoir déjà de ton caractère, je suis certain que tu as assez de courage, assez de bonne volonté, assez d’intelligence, pour entendre la vérité sans déguisement ; oui, tu es assez fort pour que je puisse te prévenir de certains découragements inévitables dont tu souffriras, mais qui du moins ne te surprendront pas… Encore un mot, Martin ; promets-moi de me confier tes peines, tes doutes, tes mauvaises pensées… si tu en as… Promets-moi surtout, dans le cas où la condition que je t’offre te paraîtrait trop triste, trop misérable, de me le dire franchement au lieu de t’échapper furtivement d’ici… parce qu’alors je tâcherais de te caser d’une manière peut-être plus conforme à tes goûts, à tes penchants, que je veux d’abord étudier… Allons, mon enfant, le jour va bientôt paraître… Tâche de reposer un peu, j’ai moi-même besoin de sommeil… Bonsoir, Martin.

Et Claude Gérard m’ayant fait coucher sur son lit, souffla sa lumière ; bientôt je l’entendis s’étendre, dans l’écurie, sur la litière.

En vain je cherchai le sommeil dont je sentais le besoin ; j’étais trop agité : je me mis à songer aux paroles de Claude Gérard.

Chose assez étrange : par cela même peut-être, qu’en me montrant l’avenir sous d’austères couleurs, il n’avait pas craint de s’adresser à mon courage, à ma bonne volonté, à mon intelligence, je me sentis encouragé, relevé à mes propres yeux, et disposé à bravement affronter cet avenir dont il ne me cachait pas l’austérité ; ma curiosité était aussi vivement excitée par la manière dont Claude Gérard avait accueilli les sauvages maximes du cul-de-jatte, dont je l’avais rapidement entretenu et dont j’étais devenu aussi quelque peu