Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/22

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L’OGRE VIVANT.
Il mange devant l’honorable Société, dix livres de viande, un pâté de cinq livres, un fromage de Hollande, et un pain de six livres !!!


« La curiosité publique était vivement excitée, la foule se pressait autour des tréteaux où l’on annonçait l’exhibition de l’ogre ; les deux autres théâtres restaient déserts, et les bateleurs rivaux contemplaient d’un œil de tristesse et d’envie la bonne fortune de leur voisin l’ogre.

« — Quel bel état ! et facile… et commode… et nourrissant… que le métier de cet ogre ! — dis-je en souriant avec tristesse. — Voilà un homme prédestiné ! Ah !… si les prix d’honneur avaient seulement ce bel avenir assuré !

« Et je passai, laissant derrière moi les bateleurs, l’ogre vivant et les fanfares lointaines qui m’arrachaient cette autre réflexion, mêlée d’un mélancolique orgueil :

« — Et pour moi aussi on a joué des fanfares !

« La nuit arriva, nuit tiède et douce, malgré la saison d’hiver ; les promeneurs devinrent de plus rares en plus rares, je me trouvai bientôt seul, méditant ma belle théorie du suicide antique ; je m’étais approché de la berge de la rivière, assez élevée en cet endroit…

« Soudain les étreintes de la faim devinrent horriblement aiguës, une espèce de vertige s’empara de moi, je me décidai à en finir avec la vie… et, tournant le dos à la rivière, je me laissait tomber à la renverse.

« La fraicheur de l’eau sans doute réveilla mon instinct de conservation ; machinalement je me débattis : à ma grande surprise, je m’aperçus qu’au lieu d’enfoncer, j’étais soutenu à fleur d’eau par un objet invisible ; mais, à un nouveau mouvement que je fis, je plongeai par-dessus la tête, et je me sentis, malgré ou à cause