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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/24

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(un vol pourtant), je m’acheminai vers la clarté nocturne : c’étaient des mariniers qui, empressés de partir le lendemain au point du jour, faisaient chauffer du goudron dont ils enduisaient quelques parties de leur bateau.

« Avec une puissance d’invention qui m’étonna, et dont je n’avais jamais fait preuve dans mes amplifications latines ou françaises, je me donnai pour un amateur forcené de la pêche, affirmant qu’en levant mes filets, je venais de tomber dans l’eau, la tête la première : l’eau dont mes habits dégouttaient, le poisson que j’apportais, témoignaient suffisamment de ma véracité.

« Ces braves mariniers m’accueillirent cordialement, m’engagèrent à me sécher à leur feu, et, si la proposition m’agréait, à attendre le jour sur un des matelas de leur cabine. Ils poussèrent même l’hospitalité jusqu’à m’offrir l’usage d’une gourde remplie d’eau-de-vie ; j’acceptai le matelas, j’usai modérément de la gourde, et, bien séché, je m’étendis dans la cabine, le cerveau assez exalté par l’eau-de-vie et par l’évocation des étranges souvenirs de cette journée que javais terminée en me pêchant pour ainsi dire moi-même, et en soupant de barbillons et de carpes crues.

« Je ne sais comment le souvenir de l’ogre exhibé par les bateleurs me revint à la mémoire ; mais, dans l’état de surexcitation cérébrale où je me trouvais alors, ce souvenir fit naître une pensée à la fois bouffonne, ironique et sérieuse.

« — Pourquoi m’inquiéter de l’avenir ?… me disais-je. — J’ai un métier, un excellent métier tout trouvé. Ces bateleurs montrant cet ogre, dont le talent… assez médiocre talent… (je jugeais déjà l’ogre en artiste rival) dont le talent plus que médiocre se borne, après tout, à engloutir une énorme quantité d’aliments ; c’est, sur une grande échelle, un homme qui a très-faim, et qui mange… voilà tout ; cela n’a rien de bien nouveau, c’est commun ; je dirai même que c’est quelque chose de répugnant à voir… que ce gladiateur, que ce goujat (j’en arrivai à injurier ce pauvre ogre), se livrant à sa révoltante voracité. Ne serait-il pas beaucoup plus neuf, beaucoup plus curieux et de bien meilleur goût… (voyez où m’entraînait ma jalousie de l’ogre), de montrer un adoles-